L’actualité et l’urgence qu’il y a à chercher ensemble à « penser le communisme, le socialisme aujourd’hui »
Ce texte est né de discussions dans le collectif de Carré Rouge ainsi que d’échanges en septembre à Buenos Aires avec les membres des collectifs de Herramienta et de Nuevo Rumbo/Cimientos. Il est donc un peu le pendant de celui d’Aldo Casas. Il pourrait même recevoir un sous-titre qui ferait écho au sien, « Notes dans une perspective marxienne (et européenne, sinon même française) ».
1. Une discussion plus actuelle et plus centrale qu’il ne peut le sembler
Le travail collectif que nous engageons et auquel nous appelons d’autres, le plus grand nombre, à se joindre, ne fait de nous ni des « passéistes » nostalgiques, ni des « martiens ». Il correspond à un besoin qui est reconnu par d’autres, fût-ce avec bien des différences par rapport à notre manière de l’aborder. Cela nous permet de le voir comme le début d’un processus qui se développera peut-être aussi dans d’autres forums avec lesquels il faudra savoir établir des contacts. Pour l’instant, en France, la très grande majorité des militant(e)s qui sont susceptibles, à un moment donné, de comprendre la nécessité de ce travail sont pris dans la nasse de la préparation des élections de 2007. Il n’y a donc que dans certaines revues qu’on peut percevoir les premières amorces d’un tournant théorique.
Ainsi, derrière un titre très ambigu, « Fin du néolibéralisme ? », la question qui affleure dans le n° 40 de la revue Actuel Marx est bien celle de l’actualité du socialisme dans une acception synonyme de communisme. C’est du « socialisme comme à venir du capitalisme » qu’il s’agit dans un article très didactique de Toni Andréani sur le contenu et l’actualité des trois approches qui ont été défendues par Engels dans des contextes politiques différents quant au contenu des rapports de production socialistes. Un autre article de Emmanuel Renault analyse la « remise en jeu d’un certain nombre de thèses et de thèmes marxiens » dans le cadre des transformations de la critique sociale provoquées par les évènements des dernières décennies. Enfin, c’est le rapport entre « citoyenneté et communisme », une facette de la question de la démocratie, qui est soulevé dans une réflexion d’Étienne Balibar sur les positions défendues jusqu’à son suicide par Nicos Poulantzas.
Emmanuel Renault fait le constat que « la gauche (« l’extrême gauche ») souffre d’un déficit stratégique plus encore que d’un déficit programmatique » et il renvoie à un article ancien (2002) de Daniel Bensaid où ce constat était déjà fait. Une intervention de Bensaid est annoncée au printemps 2007 dans le Séminaire mensuel Marx au XXI° siècle de la Sorbonne. Je n’ai pas pu consulter l’article de Bensaid, mais ce qui a été vécu en France par les militant(e)s depuis la victoire du Non au référendum sur le TCE en mai 2005 illustre ce à quoi on aboutit lorsque, dans une situation qui l’exige impérativement, on renvoie à « demain » le travail permettant de nourrir le moindre espoir de redéfinir des lignes stratégiques de l’action politique de classe.
On se souviendra de l’article du Monde du 19 juin 2003 où, en plein combat des salarié(e)s de la fonction publique contre la réforme Raffarin des retraites, Michel Rocard s’est adressé aux dirigeants du Parti socialiste, leur enjoignant de ne pas « tromper les travailleurs » : « à supposer que la gauche doive assumer la réforme (des retraites), nous proposerions à la négociation un cocktail un peu différent des grands paramètres. Un peu, mais certainement pas beaucoup ». Et cela, dit Rocard, pas seulement pour les motifs économiques et démographiques avancés habituellement, mais parce que « le capitalisme a gagné ».
Le contenu du « programme anti-libéral » des comités du 29 mai, comme celui, un peu plus « radical » dans le ton, que Attac prépare avec une grande difficulté (accentuée encore par les effets de la fraude électorale de juin dernier), ainsi que les mots d’ordre électoraux de la LCR, traduisent, de la part des cadres politiques,
• soit qu’ils partagent personnellement sans l’avouer publiquement la position de Rocard,
• soit qu’ils sont victimes d’une intériorisation paralysante de la conclusion de celui-ci selon lequel « le capitalisme a gagné », cédant ainsi à la pression de « l’opinion publique » et de l’idée qu’il faut être « crédible »,
• soit enfin qu’ils constatent un terrible retard théorique, si angoissant qu’il les empêche d’opposer un démenti à ce « capitalisme a gagné » suffisamment enraciné théoriquement et pratiquement.
2. À propos de quelques passages du Manifeste du parti communiste
Lors de la seconde rencontre, à Nyon, j’ai dit l’importance que je pense nécessaire d’attacher à certains passages précis du Manifeste du parti communiste . J’y reviens ici. Il s’agit d’abord de l’affirmation, à la fin du chapitre I, selon laquelle « l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société ». En avance sur le développement historique au moment où elle a été écrite, ainsi que Marx et Engels l’ont reconnu par la suite, elle traduit aujourd’hui ce qui se trouve à la base de la crise écologique ainsi que de l’existence quotidienne qui est imposée à des centaines de millions de personnes partout dans le monde, et même à des centaines de milliers dans les pays centraux du capitalisme (voir plus loin les points 4 et 5).
Il s’agit ensuite de la section du chapitre II, où il est écrit notamment que « les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression globale des conditions réelles d’une lutte des classes existante, d’un mouvement historique évoluant lui-même sous nos yeux ». Les « conditions réelles » auxquelles Marx et Engels se réfèrent (tout au moins les plus importantes d’entre elles) sont explicitées dans le chapitre III.3 : « action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même » ;
L’enjeu de la définition du communisme comme « mouvement effectif qui supprime la situation actuelle » (expression utilisée par Marx dans L’Idéologie allemande , qui est aussi citée dans le texte de Casas) est bien mis en évidence par l’article de Renault mentionné plus haut. Si on estime que cette définition doit être abandonnée, la critique du capitalisme ne peut plus alors être que morale ou normative. Il est alors justifié de chercher à lui trouver de nouveaux fondements, non plus dans les contradictions du capitalisme et dans la lutte des classes menées par les exploité(e)s et les opprimé(e)s, mais dans la théorie de la démocratie et du droit : d’où le succès qu’ont eu Habermas et Rawls auprès des partis sociaux-démocrates et socialistes. Emmanuel Renault constate néanmoins que l’époque où la théorie de la justice pouvait avoir un écho est terminée du fait même de la violence exercée par le capitalisme mondialisé. Désormais, c’est « le thème de l’aliénation qui surgit de nouveau sur le devant de la scène ».
C’est déjà un pas de retour vers Marx, mais il ne peut pas suffire. Ce qui est exigé pour refonder une perspective révolutionnaire et combler le déficit stratégique, c’est d’abord de rétablir la pleine compréhension du fait que « l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société ». Il faut ensuite pouvoir montrer, d’une part, où se trouve et comment fonctionne « l’action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même » et, de l’autre, de quelle manière persiste le processus d’affirmation de « l’indépendance historique » des exploité(e)s et des opprimé(e)s, comment pourrait renaître « un mouvement politique qui (leur) soit propre ». La nécessité de voir comment la perspective communiste peut toujours reposer sur le « mouvement historique évoluant sous nos yeux » va exiger de nous de comprendre le moment du capitalisme, ses caractères actuels et le cours des rapports du capital « avec les hommes comme avec la nature ».
L’importance que les quatre collectifs accordent tous au moins aux derniers passages du Manifeste qui viennent d’être cités s’est exprimée dans la facilité avec laquelle la question de l’auto-organisation et de l’auto-émancipation a été choisie comme thème de l’un de nos deux premiers ateliers. Aujourd’hui, c’est en Amérique latine, Mexique compris, que la persistance d’une affirmation de « l’indépendance historique » des exploité(e)s et des opprimé(e)s, est la plus claire, et donc que les expressions d’une recherche de l’auto-émancipation par l’auto-organisation sont les plus fortes. Mais il est peu probable que le processus puisse longtemps se limiter à un seul continent.
À Nyon, plusieurs interventions ont cependant souligné que le processus vers l’auto-organisation ne pouvait pas être celui d’une progression linéaire. Les intervenants ont illustré comment « l’action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même » touchait aussi, et dans un premier temps même d’abord et surtout, les salarié(e)s. L’un des problèmes auxquels le prolétariat (celles et ceux qui vendent leur force de travail) est confronté est le degré encore plus accentué que par le passé d’hétérogénéité que le capital crée en son sein. Déjà forte dans les limites d’un pays donné, du fait du chômage, de la précarité et de la multiplication des situations contractuelles, sans parler de la « ghettoïsation » de sections du prolétariat, cette hétérogénéité est encore accrue à l’échelle internationale. Pour s’en tenir au cas des pays capitalistes avancés, la mondialisation de l’armée de réserve industrielle et d’autres mécanismes encore (l’alimentation des fonds de pension par capitalisation par exemple) ont pour effet d’accentuer la concurrence entre travailleurs ou même de faire naître entre eux des intérêts antagoniques.
3. Les « conditions matérielles de l’émancipation » et le poids des « rendez-vous manqués avec l’histoire »
Pour Marx et Engels, la troisième dimension du « mouvement effectif qui supprime la situation actuelle » est l’émergence des « conditions matérielles de l’émancipation ». C’est ici que surgissent les questions théoriques et politiques qui sont véritablement propres au prolétariat d’Europe, et plus encore d’Europe occidentale et nordique qui n’a pas vécu sous la domination stalinienne ou bureaucratique. On aborde ainsi des questions qui ont été discutées plusieurs fois à Carré Rouge sans que les conclusions de nos discussions aient été encore consignées par écrit. Je commence donc à le faire.
Dans le cas du prolétariat européen, les « conditions matérielles de l’émancipation » ont été réunies depuis le début du 20° siècle, sans que l’opportunité historique soit, ou puisse être saisie par celui-ci. Du fait du poids du capitalisme européen et donc du prolétariat d’Europe dans le monde, les conditions matérielles de sa propre émancipation étaient aussi celles des exploité(e)s et dominé(e)s des pays coloniaux et semi-coloniaux. Aujourd’hui pèse consciemment et inconsciemment sur ce prolétariat, sur chaque individu comme sur « la classe » dans son ensemble, le poids de ce, ou plutôt de ces « rendez-vous manqués avec l’histoire » qui sont autant de défaites, dont aucune à elle seule n’était irréversible, mais dont la somme a fini par créer la situation à laquelle ils sont confrontés dans leur rapport avec le capital. Ces « rendez-vous manqués » ont commencé en 1914 lorsque chaque parti social-démocrate s’est aligné sur sa bourgeoisie, envoyant ainsi le prolétariat masculin des pays d’Europe s’entre-massacrer dans les tranchées. Ils se sont poursuivis tout au long du 20° siècle, le dernier étant celui que ma génération a vécu : le « rendez-vous manqué » des brèves années 1968-1974 où la révolution paraissait « imminente ».
Il existe un texte célèbre de Marx qui a donné un certain caractère « d’automaticité » à la révolution, et qui a compliqué aussi le débat autour de l’existence des « conditions matérielles de l’émancipation ». C’est la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859 : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielle de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. [...] Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. [...] ». L’affirmation générale proposée par Marx est fortement influencée par les révolutions bourgeoises, celle de 1789 en particulier. S’agissant du capitalisme, elle s’est révélée fausse.
Ce que l’histoire a démontré, c’est que dans le cas du capitalisme, la formation des conditions matérielles nécessaires à son dépassement n’était pas une condition suffisante pour entraîner sa « disparition ». À la différence de la monarchie, de la noblesse et du haut clergé de France et de leurs alliés continentaux à fin du 18° siècle, la bourgeoisie s’est défendue bec et ongles. Elle s’est servi d’une gamme de moyens, au premier rang desquels la boucherie du prolétariat lors de la « Grande guerre », et le recours à des formes de cooptation ou de cession temporaire de l’apparence du pouvoir à des dirigeants ouvriers (cas de l’Allemagne en 1918-1920). Elle a ainsi réussi, et même avec beaucoup de succès, à mettre en échec les mécanismes objectifs qui dominent la rédaction de la Préface à la Contribution . Pour que le capitalisme « disparaisse », il fallait qu’un certain nombre de conditions politiques soient réunies, en termes d’hésitation à défendre sa domination de classe du côté de la bourgeoisie (on ne connaît pas à celle-ci de « nuit du 4 août ») et, du côté du prolétariat, de conviction de la nécessité pour lui de diriger la société. Ces conditions n’ont pas été réunies. Ainsi se sont vérifiées les intuitions et les craintes de Lénine en 1916 au sujet de « l’enveloppe (des rapports capitalistes dépassés) qui doit nécessairement pourrir [mais...] qui peut rester en état de putréfaction assez longtemps ». La phrase du Programme de transition disant que « les conditions objectives de la Révolution ne sont pas seulement mûres, mais ont commencé à pourrir » en est directement inspirée. Car « les conditions d’existence matérielle » nécessaires à la naissance de « nouveaux rapports de production » étaient bel et bien écloses vers 1900-1914. C’est parce que tel était effectivement le cas que « l’humanité » (les prolétariats d’Europe et toutes les forces sociales s’identifiant à la fois à la révolution de 1789 et à celle de 1917 de par le monde) s’est posé avec tant de force, tout au long du 20° siècle, le problème du socialisme.
C’est donc du côté de la « politique » (laquelle inclut de façon centrale la question des rapports entre « classe » et « parti », celle du rôle des appareils et celle de l’auto-émancipation) et non de « l’économie », qu’il faut, selon moi, chercher les raisons pour lesquelles la formation sociale précise qu’est le capitalisme s’est maintenue. Cette position n’est pas nécessairement partagée par tous. C’est ici que surgit le débat autour de la phrase « une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ». Dans les années 1960, la défense de la théorie du « néo-capitalisme » s’est accompagnée d’arguments selon lesquels la vigueur et la stabilité cyclique de l’accumulation, sans parler de l’essor de la science et de la technologie, apportaient la preuve que, si le capitalisme n’avait pas disparu, c’était parce que ne s’y étaient pas encore « développées toutes les forces productives (qu’il était) assez large pour contenir ». Je ne suis pas sûr que cette position ait totalement disparu. Si la LCR devait jamais reprendre le travail d’élaboration d’un nouveau manifeste, il est tout à fait possible qu’elle resurgisse. Mais la question surgira peut-être aussi dans les discussions autour de l’actualité du communisme.
4. Atteintes croissantes aux « conditions matérielles de l’émancipation » et transformation partielle des objectifs mêmes de l’activité révolutionnaire
En ce qui me concerne, la défense dans les années 1960 de l’appréciation historique générale selon laquelle « les forces productives ont cessé de croître » a été l’occasion de procéder à une première relecture assez fondamentale de Marx sur un point au moins. Elle a permis à certains d’entre nous de commencer à fonder le choix auquel l’humanité est confrontée (« socialisme ou barbarie ») non plus sur les seules guerres résultant des conflits inter-impérialistes pour les marchés et les matières premières (interprétation permise par la lecture, disons « rapide », de L’Impérialisme, stade suprême ), mais sur les processus et mécanismes de destruction des forces productives endogènes au capitalisme et à l’œuvre en permanence dès le départ.
Il s’agit des mécanismes antagoniques aux vendeurs de la force de travail, indissociables du mouvement de l’accumulation (déqualification, baisse relative sinon absolue des salaires, etc.). Mais il s’agit aussi des processus qui ont souvent été englobés dans le terme de « rapports du capitalisme avec la nature », qui sont contenus dans le mouvement même de l’accumulation. Cette avancée comporte par exemple la portée importante donnée à l’une des conclusions du livre I du Capital selon laquelle « la production capitaliste ne développe donc la technique [...] qu’en épuisant les deux sources d’où jaillit toute richesse, la terre et le travailleur ». Cela aurait pu permettre au courant auquel j’ai appartenu d’aborder tôt et dans de bonnes conditions les questions écologiques. Il n’en a rien été. Il y a eu les causes tenant aux alliances syndicales de la direction de l’OCI (conduisant notamment à la défense du nucléaire). Mais il y a eu d’autres raisons plus profondes. Dans ce domaine, la position « classique » héritée de la III° Internationale, qui a été partagée non seulement avec les autres courants du trotskisme, mais, dans le cas de la France, aussi avec le PCF, a prévalu. Selon cette position, la science, la technologie et les « formes de cultiver et de fabriquer », autrement dit les formes de relations avec la « nature », seraient pour le socialisme un « héritage » mais surtout un « tremplin ». Les destructions de la « nature » comme les choix technologiques seraient des choses qu’il faudrait corriger, mais sans que l’empreinte capitaliste modifie l’idée majeure que le développement des forces productives continuait à « préparer le socialisme ». Aujourd’hui nous savons que cela n’est pas le cas.
Dans ce début de 21° siècle, le mirage des « trente glorieuses » est définitivement dissipé. D’abord, le capitalisme ENTAME les conditions géophysiques de la reproduction sociale. Il les DETRUIT même, faisant peser des menaces toujours plus immédiates contre les couches expropriées et exploitées ainsi que sur les régions du globe les plus vulnérables, et léguant aux générations futures, y compris à celles qui connaîtraient le socialisme un jour, un héritage de plus en plus difficile. La crise écologique liée au changement climatique très important provoqué par « l’effet de serre » ne peut plus être vue comme une question annexe, à traiter « après-coup ». Il s’agit de l’exemple contemporain le plus dramatique (dont aucune trace ne se trouve dans les programmes révolutionnaires du passé) de la « transformation des forces de production en force de destruction », l’un des principaux terrains où se joue la question « socialisme ou barbarie ». C’est l’un des domaines où l’irrationalité absolue de l’anarchie de la production capitaliste est manifeste, où il est clair, pour utiliser une expression qui vient aussi du Manifeste du parti communiste , que « l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société » (fin du chapitre I). C’est donc nécessairement par cette question que nous avons dû commencer la rédaction du texte commun de définition du projet « Penser le communisme, le socialisme aujourd’hui ».
Examinée de façon isolée, cette question peut sembler avoir seulement la dimension d’une « critique intellectuelle » du capitalisme et ne pas avoir de portée proprement politique. Ce n’est plus le cas dès qu’on la lie, comme on doit le faire aujourd’hui, à ce que les scientifiques annoncent au sujet des effets précis, géographiquement et socialement circonscrits, du changement climatique et de leurs conséquences en termes « d’aggravation plus que d’ordinaire » des conditions quotidiennes d’existence des masses dans certains pays, du fait de la mise en cause de leurs conditions élémentaires de reproduction sociale. Ce n’est plus le cas dès qu’on la lie aux plans d’ores et déjà concoctés (au Pentagone et sans doute ailleurs) de « maintien de l’ordre international », c’est-à-dire de guerre contre les populations les plus frappées, dont il est attendu que certaines d’entre elles se soulèvent. Dans beaucoup de cas, ce sont les populations déjà le plus affectées négativement par la polarisation de la richesse au plan international qui sont et qui seront toujours plus frappées en premier, d’autant plus durement qu’elles n’ont aucun moyen de « s’adapter ».
S’agissant de la crise écologique, mais aussi de l’épuisement prévu de certaines sources d’énergie essentielles pour le fonctionnement actuel du capitalisme, une question évidement majeure est celle de savoir si ces facteurs peuvent de façon sérieuse affecter négativement la rentabilité du capital, peser sur les conditions générales de bouclage du cycle de valorisation et ouvrir la voie à un recul des échanges sur le marché mondial, au point de créer une brèche dans les dispositifs de défense de la propriété privée qui puisse se transformer en appel à l’action pour des dizaines de millions de femmes et d’hommes dans plusieurs parties du monde. Il est impossible de donner une réponse convaincante à cette question. En revanche, les preuves de la manière dont les multiples expressions de la crise climatique et des autres facettes de la crise environnementale progressent d’année en année se multiplient maintenant chaque jour. Façon de dire que nous sommes face à une situation où il y a « crise de l’humanité » alors même que le capitalisme ne connaît pas de « crise » au sens où les organisations marxistes, mais aussi les bourgeoisies elles-mêmes, ont employé le terme (et continuent à le faire), crise entendue comme forte chute de la production dans de nombreux pays, comme recul marqué des échanges commerciaux mondiaux, comme montée du chômage chez les salarié(e)s à emploi stable ou relativement stable, comme effondrement du prix des actifs boursiers etc.
Il y a un autre domaine majeur où, au niveau planétaire, « l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société », où au plan mondial et dans un nombre croissant de pays il y a « crise de l’humanité », même quand le capitalisme n’est pas en crise au sens qui vient d’être rappelé. La question a déjà été effleurée à propos de la crise environnementale, mais il faut traiter le problème théoriquement de façon spécifique. Ce domaine est celui de la dégradation continue des conditions d’existence, mesurées par leur contraire, à savoir les taux de mortalité de centaines de millions de gens sur la planète (un quart environ de l’humanité) ; conditions d’existence marquées par la malnutrition endémique quand ce n’est pas par les famines, par les pandémies et par les formes de guerre et de génocide qui sont devenues consubstantielles à de telles conditions.
Le fait que le capitalisme entame les « conditions matérielles de l’émancipation » de plus en plus fortement transforme assez largement les objectifs de l’activité révolutionnaire. Celle-ci n’est plus « l’exécution de l’acte de condamnation que le capitalisme se dresse à lui-même » pour utiliser une autre des formules de Marx dans ses moments d’euphorie. Elle devient la seule forme d’action susceptible de sauver la société humaine de la chute dans la barbarie. Cette façon de comprendre la révolution a été envisagée avant nous. Dans l’un de ses derniers textes parmi les plus importants, « L’URSS dans la guerre » , écrit en septembre 1939 après la signature du Pacte germano-soviétique, Trotsky a évoqué les conséquences historiques de l’incapacité du prolétariat à assumer la direction de la société à l’échelle internationale. On verrait, disait-il, la montée au pouvoir d’une bureaucratie bonapartiste fasciste, l’entrée d’une période de régression, autant de signes d’une éclipse de la civilisation.
Le fait que les germes de cette possibilité étaient toujours contenus dans le mouvement du capitalisme, même après la défaite du nazisme, a été masqué par la révolution en Chine, la décolonisation de l’Inde et les guerres de libération nationale dans l’ancien Tiers monde, et surtout, en Europe occidentale et nordique, par le mirage du « compromis social » et le plein-emploi des « Trois glorieuses ». Aujourd’hui il n’est plus possible de se « voiler la face » quant au cours des tendances à l’œuvre mondialement.
5. Les salarié(e)s d’Europe confrontés à la régression sociale
Dans le cadre de cette situation générale où le capitalisme entame de plus en plus gravement les « conditions matérielles de l’émancipation », le prolétariat des pays d’Europe est confronté à une situation de mise en concurrence avec des travailleurs éduqués payés des salaires très bas, à laquelle rien dans son histoire précédente ne le préparait, et dont personne ne l’a averti de la mise en place puis de l’imminence. Dans les pays au capitalisme le plus industrialisé et le plus fortement adossé à l’État, la majorité de celles et de ceux qui vendent leur force de travail sont confrontés à un avenir qui va voir un recul de leur niveau de vie pour eux et leurs enfants. Une fraction croissante va se trouver confrontée à des questions même de survie.
Ainsi que je l’ai rappelé dans l’autre texte soumis au débat, s’agissant du capitalisme, on a affaire à un système qui ne peut pas « reconnaître » ou « attribuer » le statut « d’exploités », d’individus dont l’achat de la force de travail l’intéresse, à plus qu’une fraction de la population totale de celles et de ceux qui doivent vendre leur force de travail. C’est aussi un système dans lequel chaque foyer d’accumulation du capital individuel (« l’entreprise ») fait face à des mouvements de baisse tendancielle du taux de profit, dont ni ses dirigeants ni les propriétaires du capital n’ont jamais pu et ne pourront jamais saisir le fondement. Aujourd’hui, ce mouvement se manifeste avec une force d’autant plus grande que la libéralisation, la déréglementation et la mondialisation mettent chaque capital individuel aux prises avec une concurrence féroce, en même temps qu’elles lui offrent l’accès à des possibilités d’exploitation d’une force de travail et à des marchés précédemment inaccessibles. L’exiguïté relative du marché mondial en tant qu’espace de valorisation finale des marchandises (leur vente) et l’intensité de la concurrence sont telles que la « contrainte » des « lois aveugles » de la concurrence auxquelles Marx donnait une importance considérable s’affirme comme jamais auparavant. C’est dans ce contexte qu’il faut resituer la place de la Chine comme « champ d’accumulation du capital » et comme base industrielle peut-être bientôt suffisante pour produire à elle seule la plus grande part des marchandises susceptibles d’être vendues avec profit à l’échelle du marché mondial. Dans Carré Rouge, j’ai cité le passage peu connu du Capital où Marx constate l’amorce d’une « concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste jette tous les travailleurs du monde ». Citant un député anglais, il conclut qu’il « ne s’agit pas seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux du continent, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois ». Aujourd’hui, dans cette première décennie du 21° siècle, il s’agit peut-être de quelque chose de plus radical encore.
Les salarié(e)s d’Europe sont pas confrontés seulement à un processus d’alignement des salaires et de la protection sociale des salarié(e)s des pays européens sur les normes chinoises, processus qui rencontrera de fortes résistances et qui prendra nécessairement du temps, un temps que les capitalistes européens n’ont plus, de sorte qu’ils vont tenter de « forcer les rythmes ». Ils sont confrontés à des solutions beaucoup plus expéditives et radicales. Celles consistant à fermer complètement le plus grand nombre de sites et d’usines et à les transférer à l’Est de l’Europe et en Asie. Si tel est le cas, le prolétariat serait menacé dans son existence même, l’avenir qu’on lui proposerait serait, pour les salarié(e)s d’un âge donné celui de retraité(e)s aux retraites que des « réformes » successives viendraient réduire ; pour d’autres des statuts divers d’assistés, obligés d’accepter du travail « d’utilité sociale » (les « one euro jobs » du système Hartz 4) et pour d’autres enfin la relégation dans les rangs de cette « humanité inutile », dont de petites concentrations commencent à se former chez nous, dans les cités-ghettos des banlieues.
6. La situation à laquelle les salarié(e)s d’Europe sont confrontés les conduira à se saisir des formes auto-organisées de combat et à se poser la question de l’auto-émancipation
Le degré profond, sous des formes multiples différant de pays à pays, de collaboration des syndicats avec le patronat et d’intégration à l’État, laisse les salarié(e)s seuls face au capital, quand il ne les met pas face à leurs dirigeants syndicaux eux-mêmes. Les militants d’usine et les cadres syndicaux locaux peuvent se ranger du côté des salarié(e)s et les aider, mais ceux-ci sont toujours confrontés aux dirigeants des instances nationales. Sur le plan politique, ils sont confrontés à des appareils et à un personnel politique social-démocrate, socialiste, ex-stalinien acquis à l’idée rappelée plus haut que « le capitalisme a gagné ». Sur ce plan aussi les salarié(e)s sont seuls, sans représentation politique de leurs intérêts de classe (sauf à considérer que l’intérêt de classe consiste à « s’adapter à la mondialisation »).
C’est dans ce contexte qu’on a vu apparaître en France des éléments d’auto-organisation dans un nombre croissant de combats sur les lieux de travail, dans certains « mouvements sociaux » et dans au moins une campagne politique. Il faudrait pouvoir en établir un recensement complet et un début d’analyse, notamment en ce qui concerne les combats sur les lieux de travail. Au risque de généraliser sans éléments suffisants, la présence de cet ingrédient d’auto-organisation peut être interprétée comme une façon implicite pour les salarié(e)s d’assumer leur « solitude » et de répondre à la situation à laquelle ils sont confrontés. Cet ingrédient a également marqué la campagne contre le TCE et déterminé la victoire du Non. Il a été très présent dans la bataille des étudiants contre le CPE et dans leur victoire. Sous des formes qu’il faudrait évidemment passer à la loupe (les « bandes », etc.), l’ingrédient d’auto-organisation est très important dans la vie des jeunes dans les cités des villes de banlieue.
Dans le cas de la France, la 3° réunion de nos quatre collectifs de revues a été préparée et se tient au moment où s’achève une expérience qui exigerait que l’on aide ceux qui l’ont vécue à la comprendre. Elle concerne les conditions de passage de l’activité auto-organisée à un plan où ce sont les questions les plus essentielles qui se posent. Dans cela il y a davantage que la simple dépossession, par des appareils petits ou très petits, du début d’auto-organisation sur un plan proprement politique qui a eu lieu en 2005, début important en tant que signal, mais quand même circonscrit (un référendum, un ennemi bien ciblé, etc.). Il y a eu aussi une difficulté très grande des gens engagés (et un nombre très insuffisant de militants pour les y aider) dans ce combat à dégager par eux-mêmes, à saisir les enjeux actuels, de façon à pouvoir dire : « Dans cette campagne, ce sont les questions les plus fondamentales de l’action politique qui doivent être posées, celles qui tournent autour de la question : “Qui a la légitimité pour gouverner dans l’intérêt de la grande majorité et qui a la légitimité pour diriger la production et les entreprises ?” ».
Car n’est-ce pas là que se situent aujourd’hui les enjeux de l’auto-organisation dans un pays comme la France ? Dans une situation où chaque jour nous informe de nouvelles décisions prises contre les salariés qui traduisent la cupidité et l’irresponsabilité sociale des élites bourgeoises et très souvent leur incompétence manifeste (Airbus), les questions qui vont surgir de façon croissante seront celles auxquelles il faudra que quelqu’un donne une formulation du type suivant : « Pour défendre nos emplois, ne devons-nous pas nous emparer des usines qui vont être fermées ou vendues à des fonds spéculatifs, les occuper et être prêts à les faire fonctionner ? » Cette question n’est qu’une formulation particulière, sur un site de travail donné, d’une question plus vaste et plus cruciale : « Qui peut le mieux gouverner la société dans l’intérêt du plus grand nombre et des plus vulnérables de ses membres ? Comment ce pouvoir, ce gouvernement de la majorité peut-il et doit-il être organisé ? Ne faut-il pas que ce soit les travailleurs au sens large qui prennent les choses en main et que la société et ses formes de gouvernement (en l’occurrence des formes « d’auto-gouvernement ») soit réorganisée au profit de tous les exploités et de tous les dominés ? » .
Ce ne sont pas ces questions qui sont posées dans la Charte des comités du 29 mai ou dans le Manifeste en discussion difficile dans Attac. Dans ces textes, on ne trouve pas de mise en cause de la légitimité de la bourgeoisie à diriger la société, et encore moins le fait qu’il y a uniquement « l’organisation des travailleurs comme classe » qui peut retourner la situation, modifier les rapports de force entre le capital et le travail, au plan global et sur chaque lieu de travail. C’est donc aux salarié)s et aux secteurs mobilisés de la jeunesse qu’il faudrait savoir s’adresser. Si nous sommes entrés dans une période où l’auto-organisation est devenue décisive à un degré jamais connu auparavant, alors une sorte de « révolution copernicienne » s’impose. Il faut pouvoir dire quelque chose comme suit : « Une rupture profonde dans les conditions de travail, de salaire, de retraite, de logement que vous subissez est parfaitement possible ; pour l’atteindre il faut que soit satisfaite une condition incontournable, qui serait une prise en main par la majorité du peuple, c’est-à-dire par vous, de la maîtrise sociale des principales décisions ; une telle prise en main est absolument légitime et profondément démocratique : elle suppose des changements institutionnels dont vous seuls détenez la clef, puisqu’elle exige la participation active de toutes et de tous à l’institution de formes d’activité sociale nouvelles comme à l’instauration concomitante de rapports de force avec ceux qui s’y opposeraient ; le changement profond est possible, mais c’est de votre intervention directe qu’il dépend » . Dans les comités du 29 mai, on en est encore loin. On est plutôt en présence d’une réduction de l’action politique à l’exercice d’une pression sur la bourgeoisie, et de l’activité politique des travailleurs à un rôle au mieux d’auxiliaires dans un tel processus, dont la voie doit être celle des urnes, seule voie « légale », « crédible », même si les porte-parole des comités reconnaissent volontiers que la « démocratie » de la V° République et de la toute-puissance des médias est pipée.
Pour les salarié(e)s, au moins en France, la situation urge. Il y a eu une vraie accélération dans les délocalisations. Par rapport à nos discussions à venir sur l’auto-organisation et l’auto-émancipation, ce que je suis en train de dire, c’est ici encore que ces discussions n’ont rien (ou en tous les cas qu’elles ne doivent rien avoir) de « théorique ». A peine les salarié(e)s et des secteurs de la jeunesse commencent-ils à chercher à se réapproprier, contraints et forcés, le contrôle des combats que le capital et leur bourgeoisie les forcent à livrer qu’ils sont obligés de se poser la question de la nécessité de les livrer à un niveau et par rapport à des problèmes qu’ils n’auraient jamais songé devoir affronter.
Voici comment je comprends, sous différents aspects, l’actualité du travail que nous avons entrepris.