Comme si nous étions déjà libres

La lecture du dernier livre de David Graeber traduit en
français, « Comme si nous étions déjà libres » (Lux,
271 pages), s’avère extrêmement stimulante et pour tout
dire nécessaire. La première raison réside dans le fait
que l’auteur, anthropologue et militant anarchiste
américain, a joué un rôle déterminant dans la
préparation et le lancement du mouvement « Occupy Wall
Street » en 2011. Les livres précédents parus en France
sur ce mouvement fournissaient bien des informations
intéressantes et reproduisaient les discours
d’intellectuels et de militants plus ou moins connus. Mais,
non seulement Graeber apporte des éléments
complémentaires précieux et de première main, mais il
analyse avec finesse et précision dans un chapitre
« pourquoi avons-nous réussi ? ».
Les initiateurs ont trouvé clairement leurs sources
d’inspiration dans les soulèvements en Tunisie et Égypte et
dans les mobilisations des indignés en Espagne et de la
place Syntagma à Athènes. Comme partout, ils ont été
pris par surprise par le succès alors que leur souci au
début était surtout d’éviter le fiasco. Graeber relate
les propos d’une amie anarchiste égyptienne, Dina
Makram-Ebeid, qui a participé au soulèvement de la place
Tharir : « ...quand vous y travaillez depuis si
longtemps, vous oubliez que vous pouvez triompher. Vous
passez toutes ces années à organiser des manifestations,
des rassemblements... Et quand il ne vient que 45 personnes
vous êtes déprimé. S’il en vient 300, vous êtes heureux.
Puis, un jour, il en vient 500 000. Vous êtes incrédule,
car d’une certaine manière, vous aviez abandonné l’idée
que ça puisse un jour se produire. » (page 21)
David Graeber ne nous présente pas le mouvement Occupy Wall
Street comme une merveilleuse saga où on enfile les perles
tranquillement. D’entrée de jeu par exemple, les
initiateurs se heurtent aux attitudes sectaires ou
verticalistes de certains militants : « A New York, les
anarchistes les plus puristes et grincheux refusent de se
joindre à nous ; ils se moquent de nous et nous traitent
de « réformistes » ... une poignée d’étudiants
d’ISO et leurs supporters, une douzaine en général, ne
cessent de faire pression pour que le mouvement se
centralise davantage. » (page 55)
La formulation des idées avancées a revêtu une grande
importance, comme le célèbre « Nous sommes les 99% »
qui est une création collective à la suite de plusieurs
échanges. C’est dans le contexte social et économique
spécifique aux États-Unis, et que Graeber explicite en
détail y compris dans son soubassement historique, qu’un
tel slogan pouvait avoir un sens flagrant et un impact fort.
On voit bien dès lors que le succès d’un mouvement ne
relève pas d’une spontanéité creuse ni d’une préparation
organisationnelle menée par des experts se présentant et
se pensant comme une avant-garde éclairée et
incontournable. Les activistes à l’origine ont beaucoup
réfléchi, écoutent les autres et cherchent à résoudre
les difficultés au travers de procédures de bon sens. Leur
pratique de la démocratie directe en se généralisant
renforce la mobilisation et facilite le développement de
toutes les potentialités créatives des personnes qui s’y
impliquent.
David Graeber livre une série de réflexions très
concrètes sur la façon dont les participants à un
mouvement peuvent prendre démocratiquement des décisions
dans les meilleures conditions, en menant des discussions
conduisant à un consensus tenant compte de la diversité
des points de vue. Il explique de façon convaincante (et
qui étonnera ici en France) que le vote pour décider ne
peut pas être exclu dans tous les cas de figure mais qu’il
doit être évité le plus possible au profit de la
recherche d’un consensus. D’autres questions sont abordées.
Faut-il accepter d’avoir un contact avec la police ?
Comment faire avec les personnes qui perturbent une
assemblée pour une raison ou une autre ? Jusqu’à quel
point peut-on avoir confiance dans la gauche progressiste ?
Fallait-il formuler des demandes précises ? Pourquoi le
mouvement a-t-il trouvé un écho dans la classe ouvrière
américaine ? Telles sont les questions parmi bien d’autres
auxquelles l’auteur répond de façon simple, prudente, et
parfois avec une bonne dose d’humour qui rend la lecture de
cet essai politique d’autant plus agréable.
L’argumentation va donc bien au-delà des problèmes et
apports de Occupy Wall Street que l’auteur inscrit dans un
mouvement planétaire de phénomènes révolutionnaires. Ce
qui le conduit à cette conclusion : « L’ère des
révolutions est loin d’être terminée. L’imagination
humaine refuse obstinément de mourir. Et dès qu’il y a
suffisamment de personnes libérées des chaînes qui
entravent l’imagination collective, on sait que même nos
opinions les plus profondément ancrées sur ce qui est ou
non politiquement possible s’effondrent du jour au
lendemain. »
Article paru dans la lettre de notre bord 159