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Lettre de notre bord n° 157 (le 26 avril 2014)

Extrait de la lettre de notre bord du 26/04/14. Retrouver la dans son intégralité sur le site Culture et révolution

« L’Europe ! La mondialisation ! La crise ! La croissance ! L’Etat ! La dette de l’Etat ! La France ! Les intérêts de la France ! La compétitivité de la France ! » Dès qu’on se laisse aller à écouter ou à lire les informations, on constate un usage inflationniste de ces mots et de ces expressions. Ce sont les éléments d’un petit théâtre langagier permanent, répétitif, ronronnant, tranquillement mensonger qui est ennuyeux à périr et provoque la nausée dès qu’on y prête attention. Mais cela n’a pas encore suscité un mouvement de contestation, de rejet massif des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs. Il faut donc toujours examiner ce qui se cache derrière ces termes qui nous sont présentés comme exprimant des réalités évidentes.

Ces mots ont-ils un sens en eux-mêmes ? Pourquoi devrions-nous croire en ces fétiches, à ces grands ou petits démons ou divinités qu’ils sont censés désigner ? Ce qu’ils ont en commun avec le capital financier, c’est d’être fictifs si on les passe au crible de critères véritablement humains. Et tout le problème est de savoir si nous avons envie de craindre ces fétiches du capitalisme et de nous sacrifier pour qu’ils continuent à avoir un semblant de réalité. Car si nous y croyons et si nous nous sacrifions pour eux, c’est nous qui perdons en réalité, qui devenons moins réels, qui finiront par nous dissiper dans une nature dénaturée par toutes les exploitations et pollutions. Nous sommes les ingrédients qui sont incorporés dans la vaste machinerie de l’univers marchand. Et si nous refusons ce destin, il nous faut déjà mettre en cause les guirlandes de mots ronflants et d’arguties qui accompagnent ce processus destructeur.

C’est ainsi qu’il apparaît nécessaire de cibler les faux débats qui se développent actuellement autour du mot Europe. Il serait raisonnable de considérer que l’Europe n’est qu’une appellation géographique, du reste imprécise, d’une certaine zone de terres émergées de la planète terre, tout comme l’Asie ou l’Afrique. Mais il n’en va pas ainsi dans la sphère des débats politiques courants. L’Europe qui intéresse les intervenants est seulement celle qui est organisée sous la houlette d’une armature institutionnelle appelée « Union Européenne ». A partir de là, une empoignade de pure diversion peut commencer. Les citoyens sont appelés à être « pour ou contre l’Europe », « pour ou contre l’euro ». Si cela ne débordait pas la concurrence classique entre les politiciens bourgeois de gauche, de droite et d’extrême-droite où chacun joue sa partition « pour » ou « contre », tout le monde étant de toute façon bien d’accord pour maintenir les fondamentaux du système capitaliste, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter outre mesure. Cependant on assiste à une véritable dérive qui affecte une partie de la gauche dite antilibérale qui propose d’en finir avec l’Europe au lieu d’en finir avec le capitalisme. Dans la foulée, l’idée d’un autre monde, l’altermondialisme, risque fort de passer à la trappe.

Ainsi dans le numéro d’avril du « Monde diplomatique », Frédéric Lordon publie un large extrait de son dernier livre sous le titre « Un peuple européen est-il possible ? ». En s’appuyant de façon tout à fait abusive sur un philosophe du XVIIe siècle, Baruch Spinoza, il démontre que la réponse est non. Dans une hypothèse qui se veut optimiste, il concède « qu’on peut peut-être faire Etat européen…mais pas avec n’importe qui. Et manifestement, pour l’heure, pas avec l’Allemagne. »
Les jeunes et moins jeunes Allemands qui ont apporté leur appui à Notre-Dame-des-Landes ou qui ont manifesté contre la centrale nucléaire de Fessenheim apprécieront. De même que les syndicalistes et travailleurs allemands qui rencontrent leurs collègues français, organisent des actions de solidarité et ont manifesté à bien des reprises avec eux à Bruxelles.
La position souverainiste de Lordon et de quelques autres, avec leurs mesures de protectionnisme national, la sortie de l’euro et la croyance dans les vertus de l’Etat-nation, conduit très logiquement dans le contexte français à la germanophobie. L’Etat français et la bourgeoisie française ne demandent pas mieux.

Dans une tribune de « Libération » du 24 avril, Cédric Durand, Razmig Keucheyan et Stathis Kouvélakis ne vont pas aussi loin que Lordon mais s’engagent dans la même voie. Ils nous révèlent ce qu’ils estiment être aujourd’hui « La vraie nature de l’internationalisme ». On apprend avec étonnement qu’il y aurait selon eux « un internationalisme des classes dominantes ». En fait, il y une internationalisation du capital, ce qui n’a rien à voir avec l’internationalisme. Mais les auteurs ont besoin d’opérer ce glissement sémantique, créant la confusion, pour affirmer : « L’UE est une incarnation de cet internationalisme du capital », « L’Euro est au cœur de cet internationalisme des classes capitalistes européennes… ».
Partant de là, selon eux, un internationalisme nouveau, correspondant aux intérêts des « classes subalternes » (sic) se trouve formulé dans leur conclusion : « Rompre avec l’Europe pour sortir du cauchemar néolibéral : c’est peut-être cela le véritable internationalisme ».

Les auteurs ne sont pas encore totalement sûrs d’eux, ce qui nous laisse un léger espoir de les convaincre qu’ils s’engagent dans une impasse dangereuse. Car sur quoi repose leur étrange internationalisme ? Il consiste à espérer qu’un gouvernement vraiment de gauche arrive au pouvoir dans un pays de l’Union Européenne pour que tout puisse commencer à basculer favorablement dans tous les domaines. Ce gouvernement remettrait en cause les traités européens et quitterait la zone euro, reprendrait sa monnaie nationale pour reprendre le contrôle de son budget.
Suivons-les un moment dans leur rêve d’un gouvernement « vraiment de gauche, s’attaquant courageusement aux méfaits du néolibéralisme et quittant donc le cadre de l’Union européenne. Et que ferait l’Etat du pays concerné, celui de la Grèce par exemple dans l’hypothèse où le dirigeant du parti de gauche Syriza se retrouverait à la tête d’un tel gouvernement aussi radical ? Admettons, ce qui nous est très difficile, que l’intéressé, Tsipras, ne se dégonfle pas alors comme une baudruche, comme Léon Blum en 1936 face au fameux « mur de l’argent ». Donc il décide d’annuler la dette de la Grèce, de ne plus acheter d’armes à la France et à l’Allemagne. Il décide d’imposer fortement les armateurs et l’église orthodoxe richissime et de renationaliser ce qui a été privatisé. Eh bien l’Etat grec n’appliquerait pas ses décisions. Il n’y a que la population grecque véritablement en révolution qui pourrait le faire avec ses propres modes d’organisation et d’intervention.

L’Etat n’est pas une instance neutre prête à appliquer des mesures lésant les intérêts des classes dominantes. Le faire croire est une escroquerie intellectuelle, surtout depuis la terrible expérience vécue il y a quarante ans par le peuple chilien avec le coup d’Etat de Pinochet.

L’Union Européenne et tous les traités qui vont avec ont d’ailleurs été concoctés par des chefs d’Etat et leurs experts. Elle n’a pas surgi tout à coup pour dessaisir de gentils Etats nationaux de leurs prérogatives sociales. Tout cela a été voulu et organisé, à la fois par les hommes d’Etat, les banquiers, les chefs de grandes entreprises, toute une classe dirigeante qui à l’ère de la mondialisation des flux du capital pianote allègrement sur un vaste clavier de pouvoirs et d’institutions complémentaires : FMI, Banque Mondiale, OMC, Commission européenne, Banque centrale européenne, mais aussi et plus que jamais les appareils d’Etat nationaux dont il est absurde de penser que les classes dominantes peuvent se passer.
Du reste l’Etat français, qu’on nous présente comme « obéissant » peureusement dans tous les domaines aux ordres de la Commission européenne, a suffisamment d’indépendance pour mener la guerre au Mali et en Centre Afrique, sans rendre aucun compte à Bruxelles, ni à personne d’ailleurs en France. De même que cet Etat français, avec Mitterrand, Juppé et Védrine entre autres, a pu mener une politique absolument abominable au Rwanda de 1990 à 1994 sans que les autres instances internationales comme l’ONU ou l’Union Européenne n’élèvent la moindre protestation.

Construire un nouvel internationalisme permettant de faire tomber toutes les frontières et d’en finir avec le capitalisme passe donc par des analyses claires prenant en compte tous les rouages et modalités du système et mettant au jour leur fonctionnement, leur synergie, leurs contradictions.
Il y a un renouveau de la pensée critique, affranchie à l’égard de la dévotion envers l’Etat national et s’efforçant d’imaginer un au-delà du capitalisme. Citons par exemple trois contributions récentes sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir : « Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle » de Pierre Dardot et Christian Laval, « Adieux au capitalisme » de Jérôme Baschet et « Comme si nous étions déjà libres » de David Graeber. De telles recherches sont d’autant plus intéressantes et encourageantes que les bases d’un véritable mouvement internationaliste sont en train de se reconstituer au travers des expériences collectives à l’œuvre sur tous les continents, à partir de luttes diverses, d’expérimentations démocratiques, de tentatives pour faire vivre des relations humaines différentes.

Les tribuns accédant à la tête d’un gouvernement ne nous sauverons pas. Nous sommes toutes et tous nos propres sauveurs ; et nous aurons à défaire et à détruire tous les points d’appui du système pour inventer un autre monde.

 
A propos de Carré Rouge
A quelques encablures du XXIe siècle, le système fondé sur la propriété privée des moyens de production et l’Etat bourgeois menace l’humanité entière de barbarie. La mondialisation-globalisation de la production et des échanges, la financiarisation des investissements, l’âpreté de la concurrence (...)
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