Comment servir les Ukrainiens ?

Extrait de la lettre de notre bord du 26/02/14. Retrouver la dans son intégralité le site Culture et révolution
Comment servir les Ukrainiens ? Les dirigeants occidentaux
ont leur recette. Les dirigeants russes en ont une autre.
Mais ils leur veulent tous du bien aux Ukrainiens,
évidemment ! Les uns prétendent leur apporter une belle
démocratie nickel, les autres leur assurer la prospérité.
Cette comédie ne manque pas de faire penser à cette
nouvelle de science fiction de Damon Knight où des
extra-terrestres visitant notre planète, les Karamites,
semblent vouloir apporter la paix et la prospérité aux
hommes. Ces derniers se réjouissent encore plus
lorsqu’ils parviennent à traduire le titre d’un livre
à succès auprès de ces généreux et bienveillants
visiteurs interstellaires : « Comment servir
l’homme ? ». Un traducteur méfiant découvrira, trop
tard, qu’il s’agit en fait d’un livre de cuisine...
Dans les hautes sphères de la Russie, de l’Union
européenne et des États-Unis, on se demande donc à quelle
sauce accommoder ce turbulent peuple ukrainien. Les
oligarques occidentaux et les oligarques russes ont à
l’évidence des intérêts différents mais pas
entièrement divergents. Si cela devait provoquer une guerre
civile et une partition de l’Ukraine, les uns comme les
autres s’en arrangeraient et en feraient payer le prix
sanglant au peuple ukrainien. Mais pour l’heure, ils
semblent préférer marchander en coulisse pour arriver à
un arrangement, sur le dos des Ukrainiens bien sûr.
Car, ont-ils un traitement de choc très différent à leur
proposer ? Pour eux, en solides tenants de l’économie
capitaliste, un « bon Ukrainien », quelle que soit sa
langue ou son origine, est un Ukrainien qui accepte de vivre
dans la misère, au chômage ou avec des salaires tournant
autour de 200 euros et si possible moins, avec des services
publics brillant par leur absence. Une Ukraine à leur goût
est un pays qui dans tous les cas de figure doit être
gouverné par une riche mafia étatique (élue
« démocratiquement » pour masquer la dictature du
marché) ne lésinant pas sur la répression et le pillage
des ressources du pays.
Sur ces points vitaux concernant la majeure partie des
Ukrainiens, il n’y a rigoureusement aucune divergence
entre Poutine, Hollande, Merkel ou Obama. Leur intérêt
commun est que le gaz russe soit vendu et acheté sans
encombres. Il est aussi d’avoir chacun leur part dans le
pillage des ressources minières, industrielles et agricoles
loin d’être négligeables de l’Ukraine. Quant aux
milieux financiers internationaux et aux grands États de
l’Union européenne, ils sont plus particulièrement
inquiets et prêts à être intransigeants avec les
Ukrainiens, comme ils le sont avec les Grecs, pour leur
faire payer la dette, le trou dans la caisse de leur État
provoqué par le siphonnage des richesses par les clans qui
se sont succédé au pouvoir. Les fortunes des oligarques
ukrainiens soi-disant pro-russes ou pro-européens, aussi
corrompus les uns que les autres, se trouvent de toute
façon bien au chaud dans les paradis fiscaux et en
particulier en Suisse. Or les « mauvais Ukrainiens » aux
yeux de Poutine et des Occidentaux sont probablement très
nombreux. Ils se sont battus pour leurs droits et pour
améliorer leurs conditions d’existence. Ils n’ont
l’intention de se laisser berner par personne ni de
renoncer à changer leur sort. Pas davantage que le peuple
tunisien et le peuple égyptien qui n’ont pas baissé les
bras après avoir renversé leur dictateur il y a trois ans.
Pas davantage que le peuple syrien qui ne veut ni de la
dictature de Assad, ni de celle des intégristes. Un des
enjeux importants de tous les mouvements populaires en cours
ou qui se sont déroulés ces dernières années dans le
monde est déjà de ne pas les sous-estimer, de ne pas les
considérer comme perdus d’avance parce qu’ils ne
disposeraient pas de guides éclairés, de partis sachant
tout à la place des gens, et sous prétexte que des forces
d’extrême droite cherchent de plus en plus à tirer leur
épingle du jeu, de ne pas les dénigrer. Celles et ceux que
toutes les tendances révolutionnaires appelaient autrefois
les masses (ou « les petites gens » dans une version
condescendante) apprennent au travers de leur propre
expérience, en luttant, en écoutant, en lisant, en
comparant et en aiguisant leur sens critique.
Il n’y a pas de raccourci. Et c’est une tâche complexe
parce que tout mouvement social d’une certaine importance
est souvent hétérogène socialement, politiquement,
culturellement, tiraillé par des contradictions et miné
par des tentatives de détournement vers des impasses. Un
problème récurent dans les mouvements est celui de
l’usage inconsidéré de la violence par certains
participants qui ne fait que renforcer les composantes
réactionnaires et détourne l’attention des questions
essentielles. En participant à un vaste mouvement ou en
tentant d’en analyser d’autres, c’est un combat
intellectuel de tous les instants que nous devons livrer, y
compris contre nous-mêmes, pour rejeter les stéréotypes
qui enferment l’esprit et découragent, et pour ne pas
nous satisfaire des illusions simplificatrices qui aveuglent
et négligent les difficultés.
C’est le noyau des excellentes raisons qu’on a de se
mobiliser, de se révolter, de faire grève ou de faire une
révolution, qu’il faut constamment dégager, comprendre,
protéger et amplifier. Les potentialités positives d’un
mouvement ne se livrent pas à nous spontanément. Il faut
les traduire dans le langage de l’émancipation
collective ; et ce travail de traduction doit être notre
travail collectif urgent, sous peine d’être dévorés un
peu partout par les forces du capital apparentes ou
sous-jacentes.
Photo : Guillaume Herbaut