En plein hiver, début de "printemps des peuples"
Nous assistons en plein hiver à un début de « printemps des peuples » au Maghreb et au Moyen Orient avec des manifestations au Yémen, en Égypte et en Algérie.
Après le peuple tunisien, c’est maintenant au tour du peuple égyptien de surgir sur la scène politique et sociale aux cris de : « Moubarak dégage ! », « La Tunisie est la solution ». A l’échelle de l’Égypte (80 millions d’habitants), le régime peut se dire que les manifestations sont numériquement modestes puisqu’il peut encore aligner autant de flics que de manifestants. Mais ces dizaines de milliers de manifestants dans les principales villes égyptiennes sont pour la plupart des jeunes qui, en dépit des tués, des blessés et des centaines d’arrestation, ont vaincu la peur, le repli sur soi et le fatalisme. Il n’est pas exclu, malgré les flics et l’armée de Moubarak, qu’ils soient rejoints bientôt par nombre de ces gens qui vivent avec moins de deux dollars par jour et qui constituent près de 50% de la population égyptienne.
De la révolte désespérée qui a conduit quelques personnes sans ressources à se donner spectaculairement la mort, nous sommes passés en quelques heures à une révolte collective porteuse d’espoir. « Du pain, la liberté et la paix ! », voilà comment un vieux manifestant au Caire formulait les choses hier. Des mots simples et terriblement redoutables pour tous les profiteurs en Égypte comme dans tous les pays du monde.
Quand des hommes et des femmes se redressent et agissent pour exiger la liberté et des conditions décentes d’existence, un avenir pour leurs enfants et pour eux-mêmes, des relations fraternelles et pacifiées entre les gens, ce sont les bases mêmes du capitalisme qui commencent à être ébranlées.
Car le capital ne peut vivre et se reproduire qu’en prenant et en exploitant le plus grand nombre, en spéculant sur les denrées de premières nécessité comme sur les sources d’énergie, en stimulant les replis individualistes, en divisant les populations et en attisant les haines collectives.
Les affaires prospèrent sur un terreau de dictatures nationales et locales maffieuses ou au minimum, comme en France, sur des régimes présidentiels de plus en plus policier, soudés et corrompus par les grands groupes financiers, commerciaux et industriels.
La démocratie vivante qui s’épanouit dans la rue comme sur internet, qui prend en charge les aspirations sociales les plus justifiées, devient une menace pour toutes les classes dirigeantes. Quand on observe ce qui s’est déjà produit depuis le renversement de Ben Ali le 14 janvier dans différents pays, nous ne pouvons que dire à nouveau : Vive la révolution tunisienne !
LES AVEUX LES PLUS DOUX
Les agences de notation qui orientent les grands flux de la spéculation boursière à l’échelle mondiale ont commencé à baisser la note de la Tunisie ou s’apprêtent à le faire. D’autre part on assiste depuis 48 heures à un effondrement des valeurs à la Bourse du Caire à la suite des manifestations en Égypte.
Toutes les institutions financières qui mènent le jeu économique mondial nous envoient des messages forts. Elles adorent les dictatures qui leurs garantissent de bas coûts de main d’œuvre. Elles détestent par conséquent les aspirations des peuples à la démocratie et au bien-être, ce qui incontestablement met, à terme, leurs profits en péril.
Il est implacablement logique que les banques, compagnies d’assurances, fonds de pension et agences de notation estiment que toutes les formes de protection sociale, sécurité sociale et services publics qui existent encore dans certains pays doivent être détruits. Ces organes vitaux du capital formulent leurs demandes mortifères par le canal des gouvernements en exigeant la réduction des dépenses de l’Etat utiles aux citoyens et la réduction d’une dette dite abusivement publique et dont les groupes capitalistes sont entièrement responsables.
Casser cette logique, c’est ce que toutes les luttes ont commencé et vont continuer à faire, par les grèves, les manifestations, les révoltes individuelles et collectives ou les révolutions. Bref, par tous les moyens nécessaires.
CE QUE NOUS OFFRE LA RÉVOLUTION TUNISIENNE
Si nous nous en rendons compte, la révolution tunisienne nous aura rendu de grands services en Europe et en particulier en France. On peut même dire qu’il s’agit de cadeaux précieux qui n’ont aucune valeur marchande mais une grande valeur politique et humaine.
Les jeunes, les avocats, les salariés et tous les pauvres qui ont mis Ben Ali et ses proches en fuite ont par ricochet contribué à démasquer et à discréditer les gouvernants d’aujourd’hui. Déjà sérieusement plombé par l’affaire Woerth-Bettencourt, par l’affaire du Médiator (Servier-Xavier Bertrand, etc), par les condamnations en justice de Brice Hortefeux et bien sûr par le mouvement de défense des retraites, le gouvernement Sarkozy-Fillon-Alliot-Marie vient d’étaler, avec une stupidité remarquable, sa connivence avec les clans dictatoriaux et mafieux qui régnaient en Tunisie et cherchent à garder le pouvoir.
Ils ont démasqué les responsables du Parti socialiste qui hébergeaient très confortablement le parti de Ben Ali (de même que celui de Laurent Gbagbo) au sein de leur club international : l’Internationale socialiste. Si nous avions un peu de mémoire et un peu d’exigence, la collection des déclarations et des actes de soutien à Ubu-Ben Ali et ses affidés, en toute connaissance de cause de la part de François Mitterrand, Hubert Védrine, Chevènement, Jospin, Delanoë et Strauss-Kahn devrait nous inspirer un dégoût définitif pour le Parti socialiste et ses fidèles supporters et alliés. Car leur soutien a contribué très concrètement à permettre à Ben Ali de maintenir tout un peuple dans la terreur pendant 23 ans, à emprisonner et torturer des journalistes, des avocats, des syndicalistes et aussi de simples quidams surpris en train de prier et qu’on a qualifié de « terroristes » pour faire du chiffre et complaire aux gouvernements occidentaux.
En s’emparant de la rue et de la parole dans une nouvelle et belle version de Mai 68, les Tunisiens nous ont fait savoir qu’on pouvait commencer une révolution avant de faire une grève générale. Ce qui ne les empêchera pas si nécessaire de faire une grève générale pour ne pas se faire voler leur révolution. Que chacun range son formalisme de la pensée à propos des étapes obligées de la lutte des classes au magasin des discussions byzantines périmées.
Bien plus, le soulèvement en Tunisie a redonné un sens et de belles couleurs au mot révolution. Que chacun s’efforce de ne pas tourner le dos à cette réalité en se réfugiant dans une « solidarité avec la lutte du peuple tunisien » aussi creuse que platonique. Il y a peut-être mieux à faire et à penser. Du reste la révolution ne doit pas être ravalée au rang d’un mythe, d’un slogan pour tee-shirt, d’un coup de chapeau nostalgique à de glorieux événements du passé.
Il faut redire que cette révolution où les intégristes n’ont joué aucun rôle est une arme politique possible contre les réactionnaires islamistes, de même qu’elle est une arme politique possible contre le racisme et contre l’islamophobie, contre une certaine prétention en France, bien discutable, d’être le pays des droits de l’homme et même d’être le nombril de la lutte des classes.
Cette révolution en cours à deux pas de chez nous est une expérience collective, avec ses obstacles et ses avancées, une expérience difficile et enthousiasmante, qui peut se partager et devenir un bien commun, si nous le souhaitons, si nous le voulons.
LE CRÉPUSCULE DES SAUVEURS SUPRÊMES
La révolution tunisienne est déconcertante et presque vexante pour tous ceux qui s’imaginent qu’on ne peut pas se lancer dans une telle aventure sans leaders, de préférence charismatiques. Elle ruine cette idée qu’une population doit toujours être guidée et s’identifier à un individu exceptionnel pour aller de l’avant. En Tunisie il n’y a donc pas eu de Khomeiny, de Walesa, de Mandela, de Lula ou d’Obama. Donc jusqu’à présent, les gens sont dépourvus d’une figure susceptible de les décevoir, de les trahir ou de les aliéner en les dépossédant de leur pleine confiance dans leurs capacités de réflexion et d’action. Qui s’en plaindrait ? Certainement pas celui qui a composé les paroles de « L’Internationale » : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni dieu, ni césar, ni tribun ».
Ni tribun ! C’est là qu’il faut espérer que les évènements qui se déroulent actuellement en Tunisie, en Égypte ou au Yémen, ouvrent une nouvelle ère, celles de luttes et de révolutions modernes où chaque participant joue pleinement son rôle, avec ses particularités, et se découvre une nouvelle existence au sein du collectif en mouvement. L’absence (ou la mise sous le contrôle raisonnable par tous) d’une personnalité d’exception permet en fait à toutes les personnalités de se développer, de se respecter et de devenir « exceptionnelles ».
Ce qu’on présente comme des mouvements d’anonymes ne signifie en rien que des hommes et des femmes exceptionnellement courageux n’ont pas pris, aussi isolés ou minoritaires fussent-ils, l’initiative de la résistance, de l’affirmation de droits et de leur dignité face aux sbires de ces régimes.
A cet égard, pour comprendre les soulèvements d’aujourd’hui, il y aura à revenir avec attention sur l’action de celles et ceux qui en janvier 2008 ont été au cœur des grèves et mobilisations dans la région minière de Gafsa en Tunisie, de même que sur l’action des salariés qui en avril 2008 se sont mis en grève dans l’usine textile de Mhallah el-Koubra, au nord du Caire. Cette grève a donné naissance au Mouvement du 6 avril en Égypte, un groupe de jeunes qui a pris l’initiative d’appeler à manifester ces derniers jours.
Samuel Holder
( dans la Lettre n° 126 du 27 janvier 2011 sur le site Culture et révolution