La crise, moment spécifique de la lutte de classes
La crise économique, moment spécifique de la lutte des classes
par François Chesnais
Une grande crise économique et financière est un moment particulier de la lutte des classes. Le capitalisme n’est pas juste un « système économique ». Il est un système de domination sociale au sommet duquel se trouvent des bourgeoisies oligarchiques (en Chine une oligarchie bureaucratico-capitaliste), dont l’activité est entièrement tournée vers la préservation et l’accroissement de leur richesse et donc du pouvoir qui en est la condition. Nul besoin de leur expliquer que « l’histoire de la société n’a été que celle de la lutte des classes », comme le dit le premier paragraphe du Manifeste du Parti communiste écrit par Marx et Engels. Il y a là quelque chose d’inscrit dans les gènes de l’écrasante majorité de leurs membres. L’objectif de préservation d’une domination sociale qu’il faut perpétuer coûte que coûte saute aux yeux au moment des révolutions - révolution allemande de 1918, révolution de 1936 en Espagne, le Chili en 1971. Ce but commande aussi les mesures prises en temps de crise économique et financière grave. Celle-ci entame la légitimité du système, aggrave sérieusement la situation de ceux d’en bas et crée potentiellement des brèches pour l’action des salariés et de la jeunesse.
Sauver à tout prix le système financier mondial, à commencer par les banques qui en sont le cœur, a donc été le réflexe automatique de tous les gouvernements lorsque la faillite de Lehmann Brothers a paru en septembre 2008 pouvoir entraîner son effondrement. Pas seulement le gouvernement américain avec Robert Paulson et Ben Bernanke, mais ceux de Gordon Brown, Angela Meckel et Nicolas Sarkozy. Dans le cas de la France, les banques ont été sauvées grâce à l’émission d’obligations publiques sur le marché, c’est-à-dire en empruntant aux investisseurs financiers, y compris aux banques mêmes qu’on voulait renflouer. Le sauvetage s’est fait sous les applaudissements orchestrés par l’Élysée, les médias et l’UMP saluant la « détermination » dont Sarkozy et les autres gouvernements auraient fait preuve. Le Parti socialiste s’y est joint, ainsi que les directions syndicales. Il y a eu peu de dénonciations, même dans les discours, de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes. Suffisamment peu pour que les médias puissent les noyer. Dans sa chronique des Echos du 23 octobre Eric le Boucher donne un satisfecit appuyé aux appareils syndicaux : « Plan de sauvetage des banques, plan de relance puis G20 : cette phase Sarkozy II a été riche de succès. Sur les choix : la France a judicieusement porté ses efforts sur les entreprises, refusant les traditionnelles mais inappropriées « relances de la consommation » ou hausses du SMIC. Une bonne entente a été trouvée avec les syndicats pour écarter les surenchères gauchistes : c’est une première que l’on ne salue pas assez, 2009 efface les grèves de 1995 »
Une crise est à la fois une menace et une opportunité. Elle l’est en chinois, où le même caractère désigne les deux possibilités. Elle l’est aussi dans le comportement des capitalistes. Une fois la crise financière contenue, les groupes industriels et le gouvernement ont compris l’occasion qui s’offrait à eux. Dans le cas des entreprises, celle de lancer des plans de licenciements et de redéployer ce que le langage managérial nomme les « actifs industriels ». Dans celui du gouvernement, l’occasion d’accélérer la mise en œuvre des lois de démantèlement et de privatisation rampante des hôpitaux et de l’enseignement supérieur et de la recherche, et d’en préparer de nouvelles, toujours dans la santé notamment, « déficit » de la Sécurité sociale oblige...
Dans le n° 40 de Carré rouge, nous avons commencé à expliquer que dans le cas des licenciements des filiales de groupes étrangers (Continental, Goodyear, Celanese, Arcelor-Mital, Sony, Caterpillar, etc.) ou chez les grands équipementiers (Valeo, Heuliez) et la myriade de petits sous-traitants des groupes français de l’automobile, la crise était venue accélérer la mise en œuvre et « justifier » des projets de fermetures et de mises à mort par arrêt des commandes, déjà préparés avant. C’est ce que confirme une étude du service d’études économiques du Crédit agricole (Eclairages, n°137, novembre 2009) : « Nombre de restructurations industrielles que l’on observe aujourd’hui semblent trouver leur origine dans la crise économique actuelle ; pourtant, celle-ci n’a souvent fait que précipiter et amplifier des mutations déjà engagées de façon inéluctable ». Pressés par leurs actionnaires, les groupes industriels transnationaux étrangers ou français étaient déjà engagés dans la relocalisation de leurs sites en Europe et vers l’Asie. La crise leur a fourni l’occasion de licencier en disant que c’était « à cause de la crise ».
Dans le cas de Renault et de Peugeot ils ont aussi bénéficié de l’aide financière du gouvernement Sarkozy. « L’aide au marché (c’est-à-dire à la vente de voitures par deux groupes) ne veut pas forcément dire aide à l’industrie », écrit l’étude du Crédit agricole. Renault et Peugeot produisent leurs voitures les plus demandées ailleurs en Europe. « Les principales victimes de la crise sont les sous-traitants de petite et moyenne taille qui fournissent presque uniquement (ou majoritairement) les sites français des constructeurs. (Ils) étaient déjà en difficulté avant 2008, mais l’ampleur de la crise pousse à une restructuration profonde, par fermeture ou regroupement d’entreprises ».
Les travailleurs ne sont pas passifs
Les travailleurs ne sont pas restés passifs. Ils ont compris que leur avenir et celui de leurs enfants se jouent. Mais ils se sont heurtés une fois de plus à l’obstacle qui continue plus que jamais à les impuissanter. Pour agir, la bourgeoisie dispose d’instruments de centralisation et de capacités de frappe très forts que sont l’appareil d’État, les organisations patronales et le contrôle des médias. Les travailleurs ne possèdent rien de semblable. Ils doivent au contraire faire face à des forces de désorganisation de toute pensée résistante et de dislocation de l’action venant de cette coopération étroite des directions syndicales avec le patronat et l’État. Le fait d’avoir à se confronter non seulement à Sarkozy et au Medef, mais également aux directions syndicales crée une immense difficulté pour les salariés travaillant en France. La manière dont ils se sont mobilisés lors des grandes journées d’action et de manifestation de janvier et de mars 2009, ainsi que l’acharnement des luttes au niveau des entreprises, traduit le fait que les salariés ont bien conscience du fait que ce dont il s’agit dans la crise, c’est un combat qui a comme enjeu l’existence qu’ils mèneront et celle que leurs enfants connaîtront.
Le « réalisme » prosaïque des revendications a été reproché aux travailleurs. Que dans des entreprises filiales de groupes transnationaux ou sous-traitants de donneurs d’ordre uniques, les salariés se soient battus à partir d’un moment donné pour obtenir les meilleures conditions de licenciement traduit surtout la situation qui leur est faite du fait de la parcellisation et de l’internationalisation de la production. Mais en aucune façon d’une passivité de leur part. D’aucuns interviennent dans les réunions pour évoquer le cas « exemplaire » de Zanon en Argentine. C’est oublier au moins deux choses. D’abord que la gestion ouvrière de Zanon est la conséquence d’un immense soulèvement populaire qui a chassé un président de la République et ouvert une courte période où « tout » devenait effectivement « possible ». Les conditions pour que cela se passe en France doivent encore être créées. Ensuite que Zanon produit une marchandise simple, des objets en céramique, notamment des carreaux pour la construction, que les travailleurs peuvent commercialiser sans autre obstacle que des refus d’achat à caractère ouvertement politique que les rapports de force permettent de défaire. Les salariés d’équipementiers ou de sous-traitants de l’automobile sont dans des formes de division capitaliste du travail qui leur interdisent de rêver à l’autogestion de leur seule usine.
L’absence de passivité est ce que révèle la manière dont de nombreux salariés se sont saisis de la question dite de la souffrance au travail, c’est-à-dire des formes les plus contemporaines de l’exploitation du travail. Ils y ont été aidés par des relais créés par des voies informelles de réseaux de salariés jusqu’à Radio France et France 3. Il serait, il devrait être possible de provoquer également des débats et des prises de conscience concrètes sur des questions liant privatisations, chômage, conditions de vie et écologie. Tel est l’enjeu dans le domaine des transports pour la privatisation du fret à la SNCF, de la politique de l’énergie laissée aux mains d’Areva, d’EDF et de Total.
Dans les médias on célèbre la reprise, on annonce « la fin de la récession ». Cette fois-ci les techniciens sont plus prudents. Le service d’études du Crédit agricole écrit qu’il « va falloir faire le tri entre les facteurs qui vont temporairement doper les chiffres d’activité, donnant l’illusion d’une croissance retrouvée, et la tendance de fond qui reste éminemment fragile ». Le FMI prévient que « les projections actuelles de la production à moyen terme sont largement inférieures à celles d’avant la crise, ce qui les inscrit dans une logique de perte permanente de production potentielle. L’investissement a reculé nettement, surtout dans les pays touchés par les crises financières et immobilières. La hausse des taux de capital physique mis au rebut, du fait que les entreprises font faillite ou se restructurent, réduit les stocks de capitaux effectifs. Le chômage devrait rester élevé à moyen terme dans plusieurs pays avancés ». Aux États-Unis, au cours du troisième trimestre 2009 qui a vu la remontée du PIB (+ 3 %), plus de 700 000 emplois ont été détruits. De décembre 2007 à septembre 2009 (dernières données disponibles), le taux de chômage américain a pratiquement doublé, passant de 4,9 à 9,8 %. Il était annoncé comme devant atteindre 10 % en fin d’année, mais c’est dès octobre que ce seuil a été franchi. Pour ce qui est de la France, le FMI calcule un taux de chômage de 9,7 % fin 2009 et de 10,3 % fin 2010. L’OFCE est encore plus pessimiste : 9,9% à la fin 2009 et 10,7 % à la fin 2010, soit 800 000 pertes d’emplois supplémentaires.
Un « programme de reconstruction sociale »
Certains diront que ces chiffres ne peuvent qu’assommer les travailleurs. C’est leur faire injure. Ils en prendront connaissance tôt ou tard, s’ils ne les connaissent pas déjà. En 2005 dans le numéro spécial de Carré rouge appelant au Non au TCE, il était clair que « mettre fin au chômage (était) l’urgence des urgences » dans une relation immédiate avec la question de la crise écologique mondiale et celle du combat contre l’impérialisme consubstantiel à l’Europe de Maastricht. Il n’y a que les travailleurs eux-mêmes qui puissent répondre au chômage de masse, pour peu qu’ils soient aidés politiquement. L’enjeu est qu’ils soient les protagonistes dans l’élaboration et la mise en œuvre, sur la base d’une propriété sociale renouvelée, d’un « programme de reconstruction sociale ». Une Europe des travailleurs telle que Carré rouge cherchait à la définir dans le texte de 2005 en est l’horizon. En allant à Hanovre les salariés de Continental se rendaient à l’assemblée générale du groupe, mais dans leur volonté de retrouver ceux d’Allemagne ils exprimaient cela aussi.
Un « programme de reconstruction sociale » comporterait nécessairement un volet industriel dont le socle serait les secteurs stratégiques de services publics qui ont été privatisés, à commencer par l’énergie et les transports (nationaux et municipaux). Il s’agit de secteurs où se posent simultanément la question de l’emploi et du salaire, la question des conditions quotidiennes de vie des citoyens, en premier lieu des salariés, et des questions écologiques : réduction des émissions de gaz à effet de serre ; risques, déchet et secret du nucléaire ; grandes pollutions. Les entreprises en question, EDF, Areva, Total, seraient socialisées sous contrôle des salariés et des usagers. Toutes les informations qui ne peuvent plus être cachées concernant le nucléaire, de même que l’annonce que la gestion d’EDF au compte de l’Etat et des actionnaires résulte en une pénurie d’électricité permettrait même une campagne d’agitation sur le thème, « ils sont incapables, c’est aux travailleurs, salariés de ces groupes et citoyens de prendre les choses en main ».
Des formes appropriées de propriété sociale seraient créées pour reconvertir l’industrie automobile et pour établir les conditions d’une maîtrise collective du secteur du bâtiment. Cela supposerait évidemment la renationalisation de la création de crédit, c’est-à-dire des banques. On aurait là les conditions qui permettraient aux collectifs d’ouvriers, d’ingénieurs et de techniciens et aux chercheurs réunis comme « producteurs associés » de définir, sur la base du savoir théorique et pratique qu’ils ont accumulé, les modes de production, de transport et d’urbanisme qui remplaceraient les modes actuels. « Pure utopie », dira-t-on « perspective qui méconnaît radicalement les rapports de force ». À voir. Réponse qui a plus de sens que le mot d’ordre qui clame « la crise est celle des capitalistes, c’est à eux de la payer » sans dire comment. Perspective qui donnerait à celui de « l’interdiction de tous les licenciements » le sens de défendre la condition essentielle de l’indispensable « reconstruction sociale ».