Quelques commentaires sur l’article de François Chesnais
1. Mon premier et principal point de désaccord (écart conviendrait d’ailleurs mieux que désaccord) avec ce texte concerne la grille générale d’analyse du capitalisme que François Chesnais y met en jeu. Je ne peux malheureusement qu’indiquer ici très sommairement en quoi consiste ce désaccord ou écart, en renvoyant le lecteur à mon ouvrage sur La reproduction du capital qui en expose le fondement théorique [1].
Je pense que l’on ne peut pas (ou plus) réduire l’analyse du capitalisme à ce que je nomme le procès de reproduction immédiat du capital, c’est-à-dire son mouvement cyclique en tant que valeur en procès, en tant que valeur se conservant et s’accroissant sur la base de la propriété privée des moyens de production, de la transformation de la force de travail en marchandise et de l’exploitation de cette dernière. Envisager ce mouvement au niveau mondial, tel qu’il s’y déploie aujourd’hui, ne change rien à l’affaire.
Le cadre et le fil conducteur de l’analyse du capitalisme contemporain doit être ce que je nomme le procès global de reproduction du capital qui comprend, outre le procès
immédiat précédent qui en constitue la base, le procès de production des conditions générales extérieures de la production capitaliste, conditions que le procès immédiat de reproduction n’engendre que pour partie par lui-même et dont tant leur mise en cohérence générale que leurs dynamiques particulières lui échappent ; le procès de la lutte des classes, compris dans toute sa complexité, qui implique non seulement la production et reproduction de classes sociales à travers leurs luttes mais encore leur composition en blocs sociaux ainsi que leur décomposition en fractions, couches et catégories ; enfin l’articulation de ces trois procès dans et par l’Etat, qui devient ainsi la médiation centrale du procès global de reproduction.
François Chesnais réduit pour l’essentiel son analyse au procès de reproduction immédiat, en proposant par exemple de prendre pour fil conducteur de son analyse les contradictions et limites de ce procès, la dialectique par laquelle le capital parvient, partiellement et temporairement, à résoudre les premières et surmonter les secondes pour les reproduire sans cesse à une échelle élargie et approfondie dans le mouvement même de leur dépassement. Mais cela l’oblige constamment à déborder ce niveau, en introduisant des considérations relatives à la lutte des classes ou à l’intervention de l’Etat (des Etats), mais sans que l’articulation entre ces différents termes soit toujours clairement indiquée ou assurée. J’ajoute immédiatement que ce n’est pas là une limite qui lui est propre ; elle me paraît au contraire constituer la limite commune à tout le marxisme classique auquel il se réfère.
2. Un second point de désaccord, presque aussi important que le précédent, concerne l’usage que fait François Chesnais du concept de « mondialisation » pour désigner la phase actuelle de l’histoire du capitalisme, inaugurée par les politiques néolibérales de libéralisation et de déréglementation du procès immédiat de reproduction que les gouvernements des principaux Etats centraux ont conduites depuis la fin des années 1970. Réserver le terme de « mondialisation » à cette phase, c’est non seulement négliger sinon ignorer la profondeur du procès historique de devenir-monde du capitalisme, qui s’inaugure avec l’extraversion commerciale et coloniale de l’Europe à la fin du Moyen Age ; mais encore et surtout masquer la contribution décisive de ce procès historique à la formation puis à la reproduction des rapports capitalistes de production.
François Chesnais cite très justement Marx affirmant dans les Grundrisse que « la tendance à former un marché mondial existe donc immédiatement dans la notion de capital ». Mais, pour ma part, je ne comprends pas cette affirmation comme signifiant simplement qu’il existe dans le capital (dans son procès immédiat de reproduction) une tendance à abolir toutes les barrières naturelles et politiques pour unifier la planète entière dans un même marché mondial. Je la comprends encore comme signifiant que le capital ne peut immédiatement exister, se former, donc apparaître comme rapport de production que dans et par la tendance à constituer un marché mondial. Autrement dit, que cette tendance est inhérente à la constitution même du capital et que, par conséquent, le marché mondial n’est pas seulement un résultat mais encore un présupposé ou une condition du capital. Si l’on veut : un présupposé (une condition) qu’il n’a cessé de réaliser, de développer et d’approfondir au cours son histoire.
De manière plus simple et plus immédiate, cela revient à considérer que la ‘mondialisation’ n’est pas seulement le point d’arrivée de la trajectoire historique du capital mais encore son point de départ ; que, d’un bout à l’autre de son histoire, le capital a eu pour base et condition un procès de ‘mondialisation’, plus précisément un devenir-monde qui lui a permis de se constituer et de se reproduire comme rapport de production. C’est ce que je me suis efforcé d’expliquer et d’argumenter dans l’Introduction générale à l’analyse du devenir-monde du capitalisme qui ouvre La préhistoire du capital, à laquelle je renvoie ici le lecteur [2] ; et ce que je me propose d’exposer et de démonter en détail dans les ouvrages à venir dont j’annonce le programme dans cette Introduction générale.
3. Les deux points de désaccord précédents en génèrent immédiatement une série d’autres, de moindre importance cependant. Ils concernent tous la périodisation de l’histoire du capitalisme et, partant, la caractérisation de la période actuelle. Là encore, je ne peux qu’indiquer les différents points de désaccord, sans pouvoir ici les argumenter comme ou autant qu’il conviendrait de le faire.
a) La périodisation de cette histoire ne peut pas se limiter à distinguer différents degrés d’extension ou d’expansion spatiale du procès de reproduction immédiat, et encore moins de réalisation de « la tendance à former un marché mondial » qui est en effet inhérente à ce procès. Elle doit partir, au contraire, me semble-t-il de la distinction des différentes formes qu’y a revêtu la médiation étatique, en tant qu’elle constitue l’unité en acte du procès global de reproduction.
b) Cela conduit notamment à réévaluer la nature et l’importance de la forme Etat-nation, en montrant en quoi cette forme spécifique de la médiation étatique a été le résultat d’une période bien déterminée du devenir-monde du capitalisme, autrement dit l’œuvre d’une période antérieure de la ‘mondialisation’ capitaliste, s’étendant en gros du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle, celle où la ‘mondialisation’ s’est réalisée sous la forme de la constitution d’un système d’Etats-nations avec d’éventuelles dépendances coloniales ou semi coloniales, système fortement hiérarchisé et conflictuel, chacun de ces Etats-nations cimentant des blocs sociaux (nationaux) constitués autour de fractions territoriales du capital.
Sous ce rapport, l’appréciation portée par François Chesnais sur la période ‘fordiste’, considérée uniquement comme une période où la tendance du capital à se ‘mondialiser’ s’est trouvée bridée, demande à être pour le moins nuancée. On peut aussi la considérer comme la phase ultime de la forme internationale du devenir-monde du capitalisme.
c) Cela me conduit logiquement, pour caractériser la phase actuelle du devenir-monde du capitalisme, à proposer de substituer au terme de « mondialisation » celui de transnationalisation. Par quoi j’entends que la phase actuelle se caractérise par une invalidation de l’Etat-nation comme base et cadre du procès global de reproduction du capital, qui ne signifie cependant pas sa disparition mais son intégration en position subordonnée et selon des structures en partie déformées dans un nouveau dispositif étatique que j’ai tenté de caractérisé comme celui d’un Etat démultiplié, articulé en trois niveaux : continental, national et régional. Je m’en suis expliqué notamment dans l’article intitulé « De l’Etat inséré à l’Etat démultiplié » dans Le Crépuscule des Etats-nations [3]. Ce concept d’Etat démultiplié permet aussi de comprendre comment se réorganise le dispositif de régulation du procès immédiat de reproduction du capital, dans la phase actuelle de transnationalisation, et de nuancer l’appréciation selon laquelle, libéré des anciennes régulations nationales, le mouvement du capital serait aujourd’hui purement et simplement déterminé par la concurrence entre les capitaux singuliers transnationalisés, une concurrence de caractère oligopolistique, comme semble le laisser entendre François Chesnais dans différents passages de son texte.
4. Je ne reprendrai pas ici mes remarques sur les racines de la crise écologique et la nécessité de maintenir ouverte la question de la possibilité d’un réformisme écologique (d’un capitalisme écologiquement réformé), que j’ai déjà eu l’occasion de développer dans mon commentaire du précédent texte de François Chesnais. Je conclurai par une ultime remarque portant sur un autre point de moindre importance mais qui n’est pas directement en rapport avec les désaccords précédents. Il s’agit de l’articulation entre la lutte contre la baisse du taux de profit moyen et la ‘mondialisation’, que François Chesnais aborde à la fin de son article.
Réduit à l’essentiel, la thèse marxienne sur la base tendancielle du taux de profit peut se formuler comme suit. Sous le double aiguillon de la résistance des prolétaires à leur exploitation et de la concurrence entre les capitaux singuliers, le capital est conduit à chercher sans cesse à augmenter la productivité du travail. Ce qui signifie diminuer la masse de travail vivant (mesurée par le nombre des travailleurs, la durée et l’intensité de leur travail) qu’il met en œuvre et parvient à absorbé par unité de travail mort (mesurée par la quantité et la qualité des moyens de production) ; ce qui se traduit inévitablement par une augmentation de la composition organique du capital, que ne peut pas compenser l’augmentation pourtant concomitante et simultanée du taux d’exploitation, du taux de plus-value (autrement dit de la part du travail vivant non payée par le capital et qui se réalise sous forme de plus-value). Cela revient tout simplement à dire que le capital tend à diminuer sans cesse la quantité de travail vivant qu’il met en œuvre (dont la plus-value n’est toujours qu’une partie, même croissante), alors même que sa valorisation n’est précisément possible que dans et par l’absorption toujours renouvelée de travail vivant. En somme, le vampire capitaliste tarit lui-même la source de sang frais qui seule peut le maintenir en vie.
Dès lors, la fuite en avant que constitue la ‘mondialisation’ doit se comprendre comme une recherche effrénée de nouveaux gisements de travail vivant, et surtout de travail vivant bon marché, à exploiter. Les IDE, les délocalisations, les filialisations, les contrats de sous-traitance internationaux, etc., auxquels procèdent actuellement les grands groupes industriels ou commerciaux en direction des formations périphériques ou semi périphériques, n’ont pas d’autre sens : il s’agit de mettre au travail (salarié) et d’exploiter la force de travail de prolétaires ou néo-prolétaires dans des conditions d’emploi, de travail et de rémunération qui permettent au capital de s’assurer des quantités de travail vivant (et surtout de travail vivant non payé) qui lui permettent de continuer à valoriser la masse sans cesse grossissante de sa partie constante (et notamment fixe).
Au regard de cette contradiction, dont Marx avait dès les Grundrisse indiqué qu’elle était inhérente au capital et indépassable par lui, puisqu’elle tient à sa nature même de valeur en procès, celle opposant le capital réel (le capital industriel et commercial en fonction dans le procès de reproduction immédiat) et le capital fictif (l’accumulation des titres de propriété et de crédit qui sont de droits à prélever une partie de la richesse sociale produite) apparaît bien comme secondaire. La contradiction principale reste bien celle entre capital et travail, doublée aujourd’hui de celle entre capital et terre (dont témoigne l’aggravation continue de la crise écologique) et non pas celles entre capital et capital.
Alain Bihr