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Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l’humanité

Cette contribution (destinée à la revue ActuelMarx) s’insère dans des recherches personnelles et de débats collectifs en cours. Le cadre collectif est le projet « Penser l’actualité du socialisme, du communisme » proposé par les collectifs autour de trois publications, A contre courant (www.acontrecourant.org), A l’Encontre (www.alencontre.org )et Carré Rouge (www.carre-rouge.org ). Elle est donc l’expression de work in progress, avec tout que cela implique. Ce qui est présenté ici est ordonné autour de trois idées, traitée avec un degré d’approfondissement très inégal qui ne reflète pas leur importance intrinsèque.

Trois idées pouvant aider à penser l’histoire présente

La première idée est tirée du livre III du Capital, lorsque Marx écrit que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières » [1]. Les racines de ce mouvement de dépassement-reproduction se trouvent dans les contradictions qui sont consubstantielles à la valorisation de l’argent devenue capital, au travers d’une production de valeurs d’échange fondée sur l’achat de la force de travail et son exploitation - autant de facteurs indissociables de la propriété privée des moyens de production. Le second fil conducteur a trait aux déplacements nécessaires dans l’analyse de l’économie mondiale entendue comme « totalité ». La nécessité d’entreprendre la théorie du capital mondialisé et du système des relations économiques et politiques de l’époque de la « globalisation » en comprenant celles-ci comme « des éléments d’une totalité, des différenciations à l’intérieur d’une unité » [2] m’a toujours paru indispensable [3]. Jusqu’à présent, j’ai mené l’analyse en plaçant les Etats-Unis au cœur des relations constitutives de la mondialisation, mais aussi, comme tant d’autres chercheurs et/ou militants, en leur donnant la place de puissance hégémonique sans rival. Aujourd’hui une re-formulation est devenue indispensable. Les Etats-Unis sont à l’origine des principales impulsions de la mondialisation contemporaine. Ils ont été très largement les architectes du régime institutionnel qui lui correspond. Ils commencent à en subir les effets en retour. En fortifiant les positions du capital concentré partout où celui-ci s’est formé et en combattant la tendance à la baisse du taux de profit par des délocalisations importantes vers la Chine, les Etats-Unis ont aidé au moins un rival potentiel puissant à émerger. En recourant de façon massive aux ressources du monde entier pour soutenir une accumulation fortement marquée par la place du capital fictif, ils ont aussi accentué en permanence leur vulnérabilité face aux contradictions et aux tensions nées de la mondialisation.

Enfin, l’analyse de l’économie mondiale comme totalité ne peux plus être menée seulement sous l’angle des « rapports des hommes entre eux ». Elle doit l’être aussi en intégrant la dimension des « rapports des hommes à la nature ». C’est la troisième idée qui me semble devoir guider les marxistes au moment de théoriser le mouvement de l’accumulation à l’échelle mondiale. Le capitalisme a vécu, notamment au XX° siècle, avec l’idée que la domination sur la nature par la science et la technique permettait de faire comme si la planète, entendue comme ensemble de ressources et comme biosphère commandant la reproduction des sociétés humaines, puisse supporter indéfiniment l’intensité de l’exploitation à laquelle elle est soumise [4]. La phase du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés verra les effets en retour du rapport spécifique de la production capitaliste aux ressources naturelles de la planète et à la biosphère faire irruption dans le champ de la reproduction du capital. L’échelle des barrières que le capitalisme, au terme d’une longue phase de maturation, a dressé devant lui sur le plan écologique largo sensu, n’aura d’équivalent que la gravité des crises sociales et peut-être des guerres qui en résulteront.

Une segmentation historique du capitalisme dont les césures sont politiques

Le mouvement de dépassement de limites à la production capitaliste, qui se réaffirment ensuite plus ou moins vite, dessine dans le mouvement du capital un découpage historique de moyenne durée. Les « moyens » auxquels Marx fait allusion dans Le Capital ont trait à l’introduction de formes d’organisation, par exemple les sociétés par action, ou à l’émergence de « nouveaux champs d’accumulation » (l’expression est de Rosa Luxembourg) sous la forme, soit de l’ouverture de nouveaux marchés, soit du renouvellement en profondeur de l’appareil de production (les innovations majeures de Schumpeter). Dans le cadre d’un « monde fini », l’ouverture de nouveaux marchés est autant le résultat d’actions politiques largo sensu que le fait des césures technologiques. L’action politique est invariablement à l’origine des changements institutionnels et juridiques nécessaires au capital de s’ouvrir de nouveaux champs d’accumulation. Ils exigent des « transformations organisationnelles » [5] dans l’ordre interne des Etats comme dans l’ordre international. Des segments spécifiques du capital (bourgeoisies de tel pays ou intérêts sectoriels particuliers) en prennent l’initiative, moyennant des luttes internes au capital (qui incluent les conflits inter-impérialistes) et des agressions contre le prolétariat [6]. Lorsque la pression du capital devient difficile à supporter et que les luttes internes au capital leur ouvrent des brèches, les travailleurs peuvent trouver les moyens de réagir et d’emporter des victoires, bien qu’elles n’aient été jusqu’à présent que temporaires. Tout cela fait que le mouvement du capitalisme n’est pas marqué de façon endogène par des « cycles » longs. Il connaît une segmentation historique dont les césures sont politiques, prenant la forme de guerres mondiales, dont le « guerre froide » a été une variante ou de changements importants dans les rapports capital/travail [7]. Au XX° siècle, la segmentation temporelle du mouvement de l’accumulation a été inséparable des guerres et des poussées de la lutte de classes qui les ont suivi. Il est probable qu’il en ira de même au XXI°.

Au XX° siècle, la production capitaliste n’a pas été en proie à ses seules limites immanentes, entendues comme limites naissant des contradictions de l’accumulation. Elle a été confrontée à des limites de nature politique qui ont été posées à sa liberté de développement comme système embrassant la planète. Ces limites ont été de deux ordres. Le premier a eu pour origine les conséquences de la concurrence inter-impérialiste qui est apparue à la fin de la grande poussée extérieure des capitalismes nationaux. Celles-ci ont pris un caractère paroxysmal sous la forme de guerres longues, terriblement meurtrières sur le plan démographique et terriblement destructrices sur celui des valeurs associées à l’idée de civilisation. Mais elles aussi pris la forme de très forts obstacles à la liberté des échanges (dès les années 1890-1900) et plus tard à celle des mouvements de capitaux (fin de l’étalon-or, contrôles à l’entrée et à la sortie qui commencent dès les années 1930). Le capitalisme a subi les effets d’un fort cloisonnement du marché mondial. Le second ordre de limite politique subi par le capitalisme a résulté des effets des très grandes luttes des classes nées des brèches crées par les guerres inter-impérialistes, se terminant après la première par la révolution en Russie et trente ans plus tard, après la seconde par la révolution en Chine, l’indépendance et la semi autarcie de l’Inde et le mouvement de décolonisation. Ces évènements ont provoqué à la fois un rétrécissement de l’espace mondial de valorisation du capital et des modifications dans les rapports entre le capital et le travail. La crise de 1929 a exigé du capital un desserrement de la brutalité de l’exploitation aux Etats-Unis. En Europe et même dans une certaine mesure au Japon, des modifications plus profondes encore des rapports politiques au bénéfice de la classe ouvrière ont eu lieu à la suite de la guerre mondiale. Le capitalisme des années 1950 et 1960 a été un capitalisme entravé par des rapports politiques domestiques plutôt favorables au capital et forcé d’évoluer dans un espace mondial à la fois rétréci et cloisonné. Il s’y est adapté, mais ses états-majors intellectuels et politiques ont cherché les moyens de lui permettre de retrouver sa liberté et de prendre sa revanche [8] .

Ils y sont parvenus. Vers 1992-94, au terme d’un processus qui remonte à 1978-1982 et même à 1970-74 [9] , « la production capitaliste » a franchi un seuil dans son effort pour se libérer d’entraves majeures à sa liberté de se déployer à sa guise à l’échelle planétaire. Je dis bien « la production capitaliste », c’est-à-dire non pas le capital états-unien ou le capital des pays de l’ancienne Triade, mais le capital dans son essence même. Donc le capital compris d’un côté, comme un rapport social de production dont l’un des modes de reproduction a toujours été celui de son implantation dans de nouvelles régions du monde et de l’autre une masse d’argent engagée dans un processus d’auto-valorisation sans fin, dont la base est l’achat et l’usage de la force de travail et dont l’un des résultats est « l’épuisement de la terre et du travailleur » [10]. Les politiques de libéralisation et de déréglementation des flux financiers, des investissements directs (IDE) et des échanges de marchandises, ont mis fin sinon totalement au moins très largement, au cloisonnement du marché mondial résultant des protections douanières et des contrôles sur les IDE et les capitaux de placement. Les Etats de l’ex-URSS, ceux du bloc soviétique à l’Est de l’Europe et surtout la Chine ont été regagnés au capitalisme et l’Inde a été forcée d’ouvrir ses marchés et l’accès à sa main d’œuvre hautement qualifiée. Enfin, comme composante centrale de ce processus, les limites posées à l’exploitation des prolétaires par le capital dans chaque pays ont sauté. La cause en est moins les nouvelles technologies que l’instauration d’une concurrence effective entre les salariés de pays à pays. Le capital dispose aujourd’hui d’une armée industrielle de réserve mondiale de centaines de millions de travailleurs. Partout dans le monde, fût-ce en partant de niveaux très différents et en avançant à des rythmes très divers, les entreprises ont commencé à aligner les conditions de salaire et de travail sur celles des pays où, pour des raisons tenant à l’histoire de la lutte des classes, les salaires sont les plus bas et la protection sociale la plus faible.

Introduire les barrières écologiques dans l’analyse de l’accumulation mondiale

Cela ne fait qu’une quinzaine d’années que le capital est parvenu à retrouver sa pleine liberté et une dizaine qu’il s’est ouvert un immense champ d’accumulation en Asie. On pressent pourtant déjà que la production capitaliste voit se dresser devant elle, à la fois les barrières qui sont liées aux contradictions originelles du capitalisme, celles qui sont issues du tréfonds des rapports de production et de répartition, mais aussi des nouvelles dont la gestation est en cours. Pour essayer de saisir les facteurs constitutifs de la nouvelle période de crise que le capital se prépare pour lui-même et donc pour l’humanité toute entière, il faut reprendre l’analyse de l’économie mondiale comme totalité sous deux angles fondamentaux.

Le premier est le plus facile à saisir et à intégrer dans l’analyse. Pris conjointement avec la libéralisation, la déréglementation et les privatisations (et en constituant le couronnement), l’entrée de la Chine à l’OMC a ouvert la phase du capitalisme où « la tendance à former un marché mondial », dont Marx écrivait il y a cent cinquante ans, qu’elle existait « immédiatement dans la notion de capital » [11], devient vraiment une réalité. Mais le marché devient mondial dans des conditions bien différentes de celle de la première poussée dans ce sens du 19° siècle, avec l’entrée en scène de nouveaux concurrents situés dans l’une des aires géographiques où l’impérialisme dominait en maître. La Chine et l’Inde sont réintégrées dans la sphère de valorisation planétaire du capitalisme. Ils le sont dans des rapports politiques en rupture totale avec celle de l’impérialisme de l’époque classique. Les conséquences en sont énormes pour le capitalisme européen et par là même la société européenne toute entière. Les effets considérables pour les Etats-Unis également sont évoqués plus bas.

Le second nouveau trait de l’économie mondiale comme totalité concerne la manière dont la « finitude du monde » a commencé à se manifester dans le domaine « écologique » et pourrait le faire de façon qualitative dans les prochaines décennies. C’est sans doute le défi théorique le plus difficile posé à la théorie du capitalisme mondialisé. La « finitude » ne va plus s’exprimer, comme vers 1900, dans le fait que la « découverte » et la colonisation de l’ensemble de la planète à partir de l’Europe sont achevées et que la poussée de chaque nation capitaliste vers l’extérieur en quête de marchés et de matières premières la conduit inévitablement se heurter aux autres. La « finitude » prend la forme beaucoup plus grave de l’épuisement prévisible de certaines ressources naturelles clefs - sur la base tout au moins des paramètres qui fonde actuellement la « croissance », c’est-à-dire la production soumise au profit - ainsi que de l’annonce de changements climatiques affectant les conditions élémentaires, physiques, de la reproduction sociale sur certaines parties au moins de la planète. Elle porte en elle de terribles souffrances et aussi la guerre à de multiples niveaux.

Le lien entre les deux facteurs qui viennent modifier les conditions de l’accumulation dans l’espace mondialisée est connu. L’émergence de rivaux industriels extrêmement puissants va de pair avec l’adoption par ceux-ci, avec l’encouragement (ou mieux dire l’incitation) des pays de la Triade des modes de production et de consommation du « capitalisme avancé » très coûteux en énergie. La prétention, entièrement légitime d’un point de vue capitaliste, de la Chine et de l’Inde de jouir d’une emprise écologique équivalente à celle des pays industriels en place, accélère le rythme de maturation des changements climatiques et annonce des conflits futurs sur l’accès aux matières premières. Le moment approche où ces facteurs auront de façon immédiate des impacts sur les conditions de l’accumulation et les relations politiques inter-impérialistes. L’état de mes recherches ne me permet que des remarques très ramassées.

Le socle théorique incontournable de l’analyse dans une perspective marxiste, se situe dans la compréhension que l’origine ultime des problèmes écologiques, tient à ce que dans le cadre du capitalisme, le travail humain interagit avec la « nature », non comme travail concret producteur de valeurs d’usage, mais comme travail abstrait producteur de valeur d’échange dans un mouvement sans fin de valorisation du capital [12] . Lorsque la nécessité en est démontrée (ou perçue de façon empirique comme elle l’était autrefois par certaines communautés paysannes) le travail producteur de valeurs d’usage peut, potentiellement au moins, d’établir avec la « nature » une relation de « gestion prudente », fondée sur la reconnaissance sur le montant limité de ressources données comme sur le respect des exigences de reproduction des espèces vivantes terrestres et aquatiques. La production de valeur d’échange en vue du profit, ne le peut pas, surtout lorsque les firmes connaissent une concurrence internationale féroce et subissent les dictats des actionnaires. La diminution des coûts et la maximisation des rendements commandée par la production en vue du profit conduisent obligatoirement à l’extension d’approches relevant de l’exploitation « minière ». Celle-ci consiste à tirer de la « mine », qui peut aussi être un champ de pêche, une forêt, des terres vivrières, toute la matière première qu’on peut, aussi longtemps que c’est rentable, sans s’inquiéter des « dégâts collatéraux » sociaux ou écologiques, puis à partir recommencer la même opération ailleurs. Lorsqu’on a épuisée une ressource, on lui trouve un substitut dans la nature ou alors on le crée de toute pièce avec l’aide d’une science subordonnée au capital.

A partir de la fin du 19° siècle, la centralisation et la concentration du capital et la formation de puissants oligopoles, ont transformé la rigidité, pour ne pas dire « l’unilatéralisme » de cette forme de rapport à la nature, en un trait systémique dont je pense qu’il ne peut être dépassé qu’avec la disparition du capitalisme comme tel. Aujourd’hui nous sommes confrontés aux agissements offensifs et défensifs de très puissants « bloc d’intérêts » de groupes industriels à forte intensité destructive de l’environnement, ceux évidemment du complexe du pétrole-automobile et de la pétrochimie et du complexe militaro-industriel avec qui ils ont partie liée, mais aussi d’autres filières comme l’agroalimentaire et le papier. Les profits de ces oligopoles dépendent de la pérennité des modes de vie (l’usage de l’automobile et les choix urbains afférents, etc.) possédant les effets les plus forts en terme d’émission de gaz à effet de serre, en particulier de CO2. Substituer l’automobile aux transports publics et au vélo pour une fraction même petite (dix pour cent) du milliard cent millions d’habitants de la Chine, est l’objectif que ces groupes industriels se sont donnés avec la coopération active du Parti communiste et des nouveaux capitalistes locaux. Peu importe les effets écologiques puisque le marché chinois va leur assurer une décennie de « croissance » et à leurs actionnaires un flux correspondant de dividendes, aidant du même coup les marchés boursiers à Wall Street, à Tokyo et en Europe, à bénéficier de quelques années de stabilité relative de plus [13].

Au niveau de la planète, la « question écologique » est devenue indissociable de la « question sociale ». Derrière les mots « écologie » et « environnement », il y a tout simplement la mise en cause de la pérennité des conditions de reproduction physique de certains groupes sociaux et de certains peuples. La question écologique touche donc à la civilisation comme telle. Elle est une nouvelle expression de l’alternative définit par Rosa Luxembourg il y a bientôt un siècle, « socialisme ou barbarie ». En revanche, l’appréciation de la manière dont les facteurs écologiques ou de raréfaction de ressources clefs peuvent peser sur l’accumulation, exige des recherches et des débats qui ont à peine commencé. Certains effets sur l’accumulation seront directs. Ainsi le renchérissement du prix du pétrole va peut-être affecter la rentabilité des investissements de certaines branches industrielles du côté des intrants à la production et d’autres du fait de la forte baisse du pouvoir d’achat de populations dont l’existence est actuellement entièrement organisée autour de l’usage quotidien de la voiture. Inversement d’autres secteurs peuvent bénéficier de retombées positives résultant d’investissements dans des énergies de substitution. Les effets sur l’accumulation pourront aussi être indirects, sous la forme de guerres pour le contrôle des champs de pétrole restants. Dans le cas des changements climatiques menaçant la vie des gens dans des régions et pays déjà déshérités, l’ampleur des effets sur l’accumulation dépendra de celle des soulèvements sociaux ou des conflits intra-communautaires ou intra-ethniques et de leurs impacts internationaux. Les institutions telles que le Pentagone, chargées de veiller sur la sécurité du capital et la pérennité de la domination des riches s’y préparent [14].

Un régime institutionnel taillé sur mesure et pourtant profondément instable

Un travail théorique approprié s’impose pour définir ce qu’est le « marché mondial » et lui ôter toute connotation néoclassique. Les investissements directs à l’étranger, ainsi que le rôle joué par les groupes industriels et financiers transnationaux, donne à ce « marché » deux caractéristiques : celle d’un espace planétaire de valorisation du capital qui est aussi un espace de rivalité entre oligopoles mondiaux [15], et celle d’un champ de mise en concurrence directe des travailleurs de pays à pays par le capital. Dans un de ces passages où il laisse libre cours à son intuition, Marx évoque fugitivement l’hypothèse d’une Chine capitaliste. La manière dont il le fait a une importance considérable pour la compréhension des problèmes auxquels sont confrontés les salariés et leurs syndicats, pour autant qu’ils en aient de vrais. Elle concerne le développement à l’échelle internationale de la concurrence entre les travailleurs autour du prix de vente de leur force de travail. Marx constate l’amorce d’une « concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste jette tous les travailleurs du monde ». Citant un député anglais, il conclut qu’il « ne s’agit pas seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux du continent, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois » [16]. C’est l’un des buts des délocalisations effectuées par les groupes manufacturiers états-uniens et européens et des contrats de sous-traitance de ceux de la grande distribution. Il a un prix, celui d’aider des concurrents puissants à se renforcer. J’y reviens plus loin.

Le régime institutionnel international, économique et politique, issu de la libéralisation et de la déréglementation n’aurait jamais vu le jour sans l’action politique tenace et continue des Etats-Unis pendant plus de trente ans. Ils l’ont construit avant tout à leur bénéfice. Mais avec le passage du temps, il est devenu claire que le vrai bénéficiaire en est le capital concentré comme tel, aussi bien financier qu’industriel, ainsi que les oligarchies et les très grandes fortunes partout où elles se trouvent. Les processus de centralisation et de concentration du capital et de polarisation accrue de la richesse sont communs au « Nord » comme au « Sud ». La polarisation de la richesse y a toujours été très forte, mais elle s’est encore accentuée [17] . La transition au capitalisme de la Chine a consolidé le processus au plan mondial. Dans des secteurs précis du “ Sud ” - la banque et les services financiers, l’agro-industrie, les mines et les métaux de base - on constate une accentuation analogues dans la centralisation et la concentration du capital. Les pays dans lesquels la formation d’oligarchies « modernes » puissantes est allée de pair avec de forts processus endogènes d’accumulation financiarisée et la mise en valeur « d’avantages comparatifs » conformes au besoin des économies centrales - atouts naturels pour les produits de base et/ou exploitation d’une main d’œuvre industrielle très bon marché - ont été intégrés au fonctionnement du régime international de la mondialisation. Ce sont les nouveaux protagonistes des conflits commerciaux comme des négociations difficiles à l’OMC, c’est-à-dire la Chine, les pays d’origine des oligopoles exportateurs de l’agro-industrie du « Sud », bientôt l’Inde. Les fortes tensions dans les rapports entre la Chine et les pays membres de l’ancienne Triade, ou encore à l’OMC entre les oligopoles exportateurs de l’agro-industrie des pays du « Sud » et les pays du Nord protecteurs des mêmes intérêts chez eux, n’ont rien à voir avec une quelque conque relation Nord-Sud. Ce sont des tensions entre fractions du capital concentré internationalisé, la propriété du capital des oligopoles en conflit pouvant appartenir sous forme de titres au même groupe relativement étroit des fonds de pension et des Mutual Funds les plus puissants.

Ces tensions sont consubstantielles d’un régime institutionnel dont l’accentuation très forte de la concurrence au plan mondial est un autre trait. Le régime institutionnel de la mondialisation repose sur des rapports économiques et politiques entre le travail et le capital très favorables au dernier. Il est pourtant très instable. Aujourd’hui, ce que Marx nommait « l’anarchie de la production » prévaut. La concurrence est redevenue le mécanisme aveugle décrit dans Le Capital, celui qui agit comme une force coercitive toute puissante sous l’empire des tendances immanentes d’un mode de production dont le profit est le but principal, sinon le seul. Elle se manifeste pour la première fois à une échelle vraiment planétaire, dans des conditions marquées aussi par un changement d’identité du « capitaliste ». Dans les pays où le capital de placement financier domine, « l’agent fanatique de l’accumulation (qui) force les hommes, sans trêve ni merci, à produire pour produire » [18] est constitué d’un ensemble « d’acteurs » et d’institutions placés au service du capital de placement. Ils incluent aussi bien les gestionnaires de portefeuille que les dirigeants des entreprises cotées. Ils sont tous serviteurs de la valeur actionnariale et des « marchés ». Ceux-ci sont la personnification fétichisée de la toute puissance de l’argent qui est devenu capital mais qui entend préserver les attributs de flexibilité de sa forme originelle [19] . Même en Asie où « l’agent fanatique » reste (ou dans le cas de la Chine est redevenu) le capitaliste individuel, le caractère inégal et combiné des mutations du capitalisme mondialisé, fait que du côté de Hong Kong et de Shanghai la figure du « capitaliste » possède aussi la forme d’un ensemble institutionnel soumis aux fluctuations de la Bourse.

Dans le contexte de la mondialisation le mouvement du capital est donc régi par l’effet conjoint de mécanismes échappant à peu près complètement à toute « régulation » : d’un côté, des marchés financiers capables aussi bien de condamner des secteurs industriels entiers à disparaître si cela peut augmenter la valeur actionnariale de quelques groupes ou de détruire l’économie d’un pays faible par la spéculation, que de céder à des mouvements de panique financiers collectifs qui ouvrent la voie aux krachs ; de l’autre, le jeu ravageur d’une concurrence débridée entre des groupes industriels de très grande dimension. On a la convergence des deux mécanismes avec le mouvement actuel d’internationalisation du capital productif, où les firmes n’hésitent plus à participer activement à la dislocation des tissus industriels et sociaux nationaux des pays qui leur ont servi jusque là de base, quels qu’en soient les conséquences sociales et les risques politiques.

La réfraction aux Etats-Unis de contradictions majeures de la mondialisation

L’hégémonie exclusive dont les Etats-Unis ont joui depuis la fin de la Seconde guerre mondiale sur le plan économique et sur le plan militaire et politique depuis la relance de la course aux armements des années 1980 suivie de la chute de l’URSS, a été fondée à la fois sur des facteurs endogènes indiscutables, mais aussi sur des mécanismes de prédation externe qui ont été créateurs de dépendances dont les effets en retour se révèlent progressivement. Pour s’en tenir à la phase la plus récente, dont la « nouvelle économie » a marquée l’apogée, la croissance du PIB des Etats-Unis a eu trois fondements [20]. Le premier est un ensemble de relations économiques internes reposant sur une immense accumulation de « capital fictif » et une politique économique visant à en défendre la pérennité. Par « capital fictif », il faut entendre les titres émis en contrepartie de prêts à des entités publiques ou à des entreprises (obligations) ou en reconnaissance à la participation au financement (le plus souvent initial) du capital d’une entreprise (actions). Leur contenu économique est celle de prétentions à participer au partage du profit (dont l’ampleur est fixée par les normes afférentes à la valeur actionnariale) ou à bénéficier par le biais du service de la dette publique, de la redistribution de revenus centralisés par l’impôt [21] Pour leurs détenteurs, ces titres, qui doivent être négociables à tout moment sur des marchés spécialisés, représentent un « capital », dont ils attendent un rendement régulier sous forme d’intérêts et de dividendes (une « capitalisation »). Vus sous l’angle du mouvement du capital productif de valeur et de plus value, ces titres ne sont pas du capital. Dans le meilleur des cas, ils sont le « souvenir » d’un investissement fait depuis longtemps.

Au moment des krachs financiers, le caractère fictif des titres se dénoue aux dépens de leurs détenteurs. Mais ils peuvent aussi servir de fondement à des opérations qui prolongent la fiction en l’amplifiant, être utilisés comme moyen par une entreprise pour « payer » l’achat d’une autre lors d’une fusion, ou dans le cas des particuliers apportés comme caution pour l’octroi de crédits à la consommation ou de prêts à la construction. C’est en facilitant ces opérations que la Fed a constamment relancé la conjoncture américaine depuis plus d’une décennie. Ce faisant, elle a retardé le moment où la fin de la fiction se produira et contribué à une accumulation de capital fictif encore plus grande.

Cependant, il serait impossible de fonder, même momentanément, un circuit de valorisation interne et des politiques macroéconomiques sur l’accumulation de capital fictif, sans l’existence de mécanismes en prise avec l’économie réelle qui assurent, au moins un temps, l’appropriation d’un montant suffisant de plus value pour que des dividendes et des intérêts soient distribués. Deux mécanismes y ont pourvu, suppléés par des ponctions et des expropriations effectuées aux dépens de couches sociales non encore pleinement intégrées dans le système d’exploitation capitaliste [22]]] . Le premier a été la hausse du taux d’exploitation aux Etats-Unis, exprimée par les statistiques d’augmentation de la productivité du travail. Elle a été obtenue conjointement par l’application systématique des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans tous les secteurs et à toutes les opérations possibles et la flexibilisation du travail. Le second a été le recours des groupes industriels à l’investissement direct à l’étranger et la sous-traitance internationale. Il a eu lieu sur une échelle plus importante que dans les phases précédentes de l’internationalisation de la production et aussi en direction de pays possédant, à la différence de tant d’autres où les entreprises étrangères investissent une forte capacité politique aucune que techniques de s’en servir comme tremplin pour une accumulation autonome.

La baisse tendancielle du taux de profit est une question théorique complexe. Je la comprends comme une tendance de fond qui est sous-jacente à l’accumulation en permanence, de sorte que l’analyse des facteurs qui « contrecarrent la loi » est au moins aussi importante que celle de la tendance elle-même (qui n’est d’ailleurs pas une « loi »). Les phases de récupération du taux profit correspondent aux succès passagers des efforts, menés aussi de façon quasi permanente par le capital, dont les effets sont généralement circonscrits à des groupes capitalistes déterminés. Aujourd’hui la nécessité pour le capital industriel de contrecarrer les effets de la baisse tendancielle du taux de profit est d’autant plus forte que les actionnaires et les marchés boursiers sont en position d’imposer leurs exigences en matière de niveaux et de répartition des profits. Elle exige des institutions qui permettent une péréquation rapide du taux de profit. Le néolibéralisme les a créées. Aujourd’hui le transfert de l’investissement des activités en perte de rentabilité vers celles dont la rentabilité augmente, a des effets plus importants sur le taux de profit comme processus transnational que comme processus domestique. La libéralisation des investissements et des échanges commerciaux permet aux groupes industriels de donner à ce transfert, au moins en partie, la forme de mesures prises « en interne » au moyen de la délocalisation des sites. Telle est l’explication, qu’il faudrait fonder empiriquement de façon plus solide, du caractère massif de l’IDE et de la sous-traitance internationale états-unienne vers l’Asie, la Chine et l’Inde en tête. Les calculs faits par Gérard Duménil et Dominique Lévy ont déjà montré la croissance régulière de la part des profits des entreprises états-uniennes qui viennent des filiales étrangères [23] . Il faudrait avoir accès à la comptabilité des groupes individuels pour connaître la contribution des filiales chinoises.

Le résultat en est clair et constitue l’un des traits de la phase actuelle du capitalisme. Il s’agit du « découplage » des lieux de localisation des centres financiers qui sont les bastions du capital de placement aux traits rentiers, à commencer par New York, avec les endroits où se déroule l’accumulation effective, celle qui voit l’incorporation dans l’armée des prolétaires exploités par le capital de centaines de milliers, voire de millions de nouvelles recrues, ensemble avec l’accumulation des nouveaux moyens de production et de communication que cette exploitation exige et qui ont été fournis en partis par l’investissement extérieur. Ces endroits sont situés en Asie, notamment en Chine, et sont implantés dans des conditions économiques et politiques qui interdisent leur démantèlement par les groupes étrangers.

Il y a trois ans, j’ai souligné la dimension de fuite en avant aux effets non calculés de l’invasion et de l’occupation de l’Iraq [24]. N’y a-t-il pas quelque d’analogue en ce qui concerne l’aide industrielle et technologique massive apportée à la Chine, dont la taille, la culture et les institutions étatiques en font le seul grand Etat susceptible de devenir un rival économique et militaire direct des Etats-Unis ? Il aurait fallu des décennies avant que l’accumulation du surproduit créé par les ouvriers et les paysans et approprié par la caste bureaucratique, ne lui permette d’assurer une transition au capitalisme. Elle y est parvenue en un lapse très court. Il n’est pas faux de faire remonter le point de départ de cette transformation à l’arrivée au pouvoir au même moment de Margaret Thatcher au Royaume Uni et de Deng Xiaoping en Chine [25]. Il faut surtout souligner la contribution faite à cette transformation par les grands groupes états-uniens du secteur manufacturier et de la distribution concentrée (Wal-mart en tête) à partir de 1992, puis de façon accélérée après la crise asiatique de 1997-98. Sans leurs investissements (qui ont longtemps été exclusivement de vrais investissements et le restent dans la plupart des cas, alors que dans la majorité des pays il s’agit d’acquisitions-absorptions de firmes existantes) et sans les technologies manufacturières et de gestion capitaliste qui ont été transférées en même temps, la transformation en quelques quinze ans de la Chine en « usine du monde » aurait été impossible. Aujourd’hui, les groupes états-uniens et européens y créent des laboratoires, dans certains cas importants [26] . Les avantages que le capital états-unien, au sein duquel les intérêts du capital de placement prédominent, tire de « l’usine du monde » comprennent également les effets de déflation salariale dont l’économie américaine bénéficie au même titre que l’ensemble des économies avancées.

Il y aurait intérêt à élargir la réflexion des marxistes à l’ensemble des effets contradictoires sur la politique des Etats-Unis et sur sa capacité à défendre son hégémonie à moyen terme, de stratégies dictées par l’exigence de satisfaire la valeur actionnariale, maintenir le niveau des cours boursiers et préserver la fiction des titres comme véritables expressions de la richesse. Lors des attentats du 11 septembre à New York, je me suis rappelé l’observation faite par Trotski en 1932, comme quoi la « croissance inévitable de l’hégémonie mondiale des Etats-Unis développera ultérieurement de profondes contradictions dans (son) économie et (sa) politique (...). En imposant la dictature du dollar sur le monde entier, la classe dirigeante des Etats-Unis introduira les contradictions du monde entier dans sa propre domination »Interview faite avec Léon Trotski à Prinkipo le 5 mars 1932, le New York Times . Le terme scientifique utilisé par ceux des économistes qui s’intéressent à cette « dictature », est celui de « seigniorage benefit » (avantage venant du privilège du seigneur à battre monnaie) [27]. C’est sur ce privilège que les Etats-Unis ont construit leur déficit extérieur colossal et au-delà de celui-ci le fonctionnement de leurs circuits internes de valorisation du capital. L’échelle des « demandes » que les Etats-Unis font sur les réserves d’énergie et de matières premières mondiales est à la mesure de leur déficit et n’est permis que par leur endettement extérieur. Celui-ci donne à ces « demandes » le caractère de prédations qui n’ont plus grand-chose à voir avec des relations de « marché ».

La facilité et la durée de ces prédations ont contribué à forger des réflexes politiques et sociaux qui justifient l’analogie faite entre le comportement de Américains et ceux de l’aristocratie comme de la plèbe au temps de l’Empire romain. Mais le monde contemporain n’a pas place, au-delà d’une courte période, pour des rapports « impériaux » prédateurs. Les centaines de milliers de jeunes diplômés du monde entier qui assurent le financement d’une partie des universités états-uniennes et le fonctionnement d’une partie des laboratoires ont cessé de rester aux Etats-Unis toute leur vie. Ils retournent chez eux aider au renforcement de leurs pays qui seront les futurs concurrents des firmes états-uniennes. Ni la Chine, ni l’Inde ne peuvent être traitées comme le furent l’Egypte des dernières dynasties en décadence et les Etats successeurs de l’empire d’Alexandre. Surtout la planète où nous vivons est un monde fini aux ressources comptées. Si les Etats-Unis devaient tenter de faire prévaloir leurs prédations « impériales » longtemps, cela ne pourrait se faire qu’au moyen de guerres terribles et peut-être conduire à une mise en cause radicale de la possibilité de vie sur la planète de quiconque autre qu’une minorité armée jusqu’aux dents. C’est la grande littérature de science fiction qui présente peut-être le mieux les enjeux du capitalisme au stade qu’il a maintenant atteint. D’où l’exigence de surmonter le legs du stalinisme et du « socialisme réel » et de tenter donner à l’alternative de Rosa Luxembourg le socialisme comme issue et non la barbarie.

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A propos de Carré Rouge
A quelques encablures du XXIe siècle, le système fondé sur la propriété privée des moyens de production et l’Etat bourgeois menace l’humanité entière de barbarie. La mondialisation-globalisation de la production et des échanges, la financiarisation des investissements, l’âpreté de la concurrence (...)
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