Les commentaires de Claude Serfati
Préliminaires
Je comprends que l’objectif de ce texte est de montrer, à partir des catégories élaborées par Marx, que le second terme de l’alternative posée par R. Luxembourg, « socialisme ou barbarie » n’est pas une hypothèse mais une réalité. Cette catégorie, c’est d’abord le capital, qu’il faut saisir sous la forme d’une « abstraction concrète ».
Je pense également qu’une nouvelle phase de l’histoire du capitalisme s’est ouverte dans l’enchaînement de plusieurs facteurs pendant les années 1970-1980 : crise économique qui a éclaté en 1974, Election de Reagan, mise en place de politiques gouvernementales brutalement orientées contre les salariés et les populations exploitées et la consolidation des classes rentières, disparition de l’URSS.
Je ne discuterai que les parties de l’article qui commencent à la section : « Les guerres multiformes de l’époque de la mondialisation » . Non pas que ce qui précède ne m’intéresse pas, mais :
• soit ils ne me posent pas de problèmes, parce qu’ils s’appuient sur des hypothèses qui sont également les miennes,
• soit parce qu’elles demanderaient des développements distincts par rapport aux questions centrales posées par l’article (la distinction entre centralisation et d’une concentration très forte du capital qu’il serait nécessaire de préciser, en relation avec cette idée clé que les groupes développent des stratégies de captation de la valeur et des richesses)
• soit parce que certains points de ces premières parties de l’article de François sont abordés par moi en relation avec la place de la guerre.
Je développerai deux points principaux. Le premier point revient sur la place des guerres dans la mondialisation impérialiste. Le second point revient sur le passage du Capital aux capitalismes que la dernière partie de l’article opère par l’introduction de la place des Etats-Unis.
La guerre, l’accumulation primitive et le développement combiné
La remarque générale concerne l’articulation de cette partie sur les guerres avec la caractérisation et l’analyse de la situation qui est donnée dans les premières parties. Il me semble que la façon la plus féconde d’insérer ces guerres dans le capitalisme contemporain exige de revenir à la question des modalités d’exploitation de la force de travail et les formes de prédation des richesses propres au capitalisme. Tenir compte de ces aspects fondamentaux, c’est considérer le développement à grande échelle de l’accumulation primitive comme une tentative de « forcer » les difficultés du « bouclage » du cycle du capital - sur lequel repose la première partie de l’article - qu’elle constitue un moyen de repousser les limites « internes » du système. Pour moi, l’accumulation primitive désigne les formes d’exploitation de la force de travail qui utilisent la coercition, la violence, la spolation, et qui se distinguent en ce sens de l’accumulation « normale » entre deux contractants libres (le capitaliste et le prolétaire).
A ce titre, la critique que François adresse à David Harvey me paraît inexacte. Il écrit en note de bas de page : « ce que David Harvey nomme « l’accumulation par expropriation », mais dont il ne dit pas assez clairement qu’elle peut seulement suppléer et non remplacer la production et l’appropriation de plus value créée dans l’entreprise capitaliste » (souligné par FC).
Je n’ai pas la même lecture de Harvey. Harvey voit dans l’accumulation primitive actuelle (en Chine et dans les pays d’Asie) une étape incontournable pour permettre l’expansion capitaliste dans un certain nombre de pays, ainsi qu’un vecteur de l’affaiblissement du capital financier (Américain, Européen et Japonais) via l’essor d’un capital industriel solide en Asie. Que le capital financier ait besoin de faire créer des valeurs réelles et qu’il a donc besoin du capital industriel est évident, mais le débat n’est pas là. La question est plutôt de se demander comment des modalités très différentes de « bouclage » du capital s’exercent à l’échelle mondiale. Pour répondre à cette question, il faut mobiliser le concept de développement inégal et combiné. Il fournit un apport indispensable aux théories de l’impérialisme de Lénine dont la lecture est parfois déformée et réduite à des conflits inter-étatiques (utilisation de la violence par les Etats qui défendent « leur » capital national). En 1906, des années avant que les théories marxistes de l’impérialisme (Luxembourg, Boukharine, Lénine) ne prennent forme, Trotski systématisant des remarques déjà formulées par Marx et Engels dans le Manifeste, écrit que « le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique » . Il s’oppose à l’idée que le capitalisme russe suivrait la voie des homologues Européens et esquisse déjà ce qu’il nomme plus tard « faute d’une appellation plus appropriée, la loi du développement combiné, dans le sens du rapprochement de diverses étapes, de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes ».
La période actuelle « combine » sous des formes singulières les modalités de création de plus-value et d’appropriation des richesses. L’accumulation primitive contemporaine n’est pas une phase « initiale » qui fournira les bases d’une nouvelle expansion du capitalisme fondé sur le nouvel « atelier du monde » (la Chine). Elle ne peut pas non plus être considérée comme un « supplément » à la production de plus-value dans « l’entreprise capitaliste », du moins si on ne réduit pas celle-ci à l’usine fordiste. L’extraction de la plus-value s’est toujours réalisée sous des formes diversifiées, et l’usine fordiste, même à son apogée dans les pays du centre, ne fut qu’un des lieux d’extraction de la plus-value. Aujourd’hui, la domination exercée par le capital sur la planète va de pair avec un élargissement des possibilités et la combinaison de modalités très différentes. Le travail « informel » à domicile, dans des ‘cages à poules’ ou dans les ‘zones franches d’exportation’ qui sont encouragées par les institutions internationales concernent des centaines de millions de producteurs de plus-value (absolue) qui forment un segment déterminant dans certaines industries (textiles et habillement, jouets) de la « chaîne de valeur globale » des groupes mondiaux (lisez : l’organisation et les stratégies qu’ils adoptent pour capter la création de plus-value).
Ceci me conduit à faire part de mes interrogations sur l’affirmation que « c’est à l’échelle mondiale que le bouclage du cycle du capital » (souligné dans le texte). Ce processus est présenté comme fortement différent de celui de la période précédente (1945-années 1970) où se réalisait « pour l’essentiel un bouclage du cycle du capital de la grande partie des capitaux individuels sur une base nationale » (souligné dans le texte). Cette affirmation ne me parait pas prendre en compte les mutations de l’impérialisme après 1945, et en donne une image qui évoque celle du « trust national d’Etat » évoqué par Boukharine.
Certes, les trois décennies d’après-guerre ont offert une configuration différente de celle de la mondialisation impérialiste. Il ne fait pas de doute que l’horizon géographique du capitalisme s’est considérablement élargi depuis la disparition de l’URSS et la transformation de la Chine en un capitalisme sui generis. Le capital financier a trouvé de nouveaux espaces territoriaux et de nouveaux domaines tels que l’expropriation des paysans de leurs terres sous l’impulsion de la Banque mondiale, la privatisation des processus du vivant, des connaissances au nom des droits sur la propriété intellectuelle brandis par l’OMC. Le mouvement de valorisation APA’ (A’>A) - je comprends ainsi la référence de François au « bouclage du cycle du capital » - est cependant au sens le plus large, reproduction des rapports sociaux. Ceux-ci ne sont pas « mondiaux », ils prennent place dans des espaces territorialisés et hiérarchisés. Autrement dit, on passe du capital au capitalisme (corps social et politique) , aux Etats, aux positions des classes sociales. Ceci me conduit au second point.
Les Etats-Unis et les autres
Cette section sera plus brève. Je n’ai pas de problème avec l’idée que les Etats-Unis n’ont pas les moyens de faire face au chaos, et qu’ils sont les propagateurs de la barbarie à l’échelle mondiale. Ils le sont par une sorte de « fuite en avant », comme c’est rappelé dans le texte, et non pas, comme un certain nombre de thèses le proposent, à la manière d’un « empire » qui planifie le chaos.
Les raisons politiques de la barbarie et du chaos - car les fondements sont à rechercher dans les impasses du mode de production capitaliste - sont l’absence de rapports politiques, qui à l’échelle mondiale, contraindraient les gouvernements des pays capitalistes développés et les classes dominantes à prendre des mesures qui minimiseraient l’extermination des populations. Les résultats plus que modestes reconnus par l’ONU elle-même sur les « Objectifs du millénium » à l’horizon 2015, eux-mêmes très modestes, en ont un exemple parmi d’autres.
L’introduction des « capitalismes » nationaux, qui est à juste titre faite dans la partie sur les « Les Etats-Unis, puissance propagatrice du chaos » modifie les conditions du bouclage du cycle du capital à « l’échelle mondiale ». Les rivalités inter-impérialistes sont attisées et laissent présager des « menaces de guerres accrues ». Ces guerres pourraient être des guerres « classiques » inter-étatiques, bien qu’elles seront, comme on peut déjà le voir, probablement conduites par délégation par des Etats de second rang ou des ‘réseaux transnationaux violents’. Il convient néanmoins de prendre en compte les transformations opérées dans la nouvelle conjoncture historique par le mouvement de mondialisation du capital - et au premier chef du capital financier - sur la configuration et la position des classes dominantes. Contrairement à certaines analyses, l’émergence d’une classe rentière mondiale ou transnationale n’est pas à l’ordre du jour, car il n’y a pas d’homothétie entre le mouvement d’internationalisation du capital et celui des classes sociales (capitalistes ou prolétariennes). Il faut néanmoins observer que le « cosmopolitisme » des capitalistes est renforcé par la domination du capital financier. Le propriétaire d’actifs financiers (actions, obligations, etc.) fait valoir ses droits à revenus sans considération du fait qu’ils seront acquittés grâce au travail de salariés qualifiés des pays du centre, de paysans Chinois chassés des villages et qui travaillent fréquemment entre 60 et 70 heures par semaine sur des sites gigantesques, d’enfants esclaves, du commerce illicite de diamants accaparé dans les guerres qui y contribuent, ou des impôts ponctionnés pour payer la dette perpétuelle. Les capitalistes sont concurrents des autres capitalistes, et trouvent dans « leur » Etat, les instruments nécessaires à leur défense collective. Mais ils constituent également avec les capitalistes des autres pays, une "franc-maçonnerie vis-à-vis de l’ensemble de la classe ouvrière " (Marx) lorsqu’il s’agit d’agir pour l’augmentation de l’exploitation de la force de travail et la prédation des richesses. Certains pays sont concurrents des pays capitalistes centraux (la Chine et l’Inde) , mais à la manière d’une ‘Internationale des rentiers’, les groupes américains et les classes rentières de ce pays viennent, à côté des capitalistes nationaux, en partage d’une partie de la plus-value créée dans ces pays.
Cette analyse doit également être appliquée au comportement des élites des pays ravagés d’Afrique, qui participent, dans des proportions variables, au partage de la rente liée aux ressources naturelles qui constituent le nerf des « guerres pour les ressources ». Les guerres propres à la mondialisation impérialiste sont en effet différentes de celles menées à l’époque de l’impérialisme ‘classique’. Elles n’ont pas pour objectif la conquête (occupation) territoriale. Celle-ci impliquerait pour les pays impérialistes de porter un « fardeau », par exemple assurer des financements importants qui mettent un terme aux pandémies et autres formes d’extermination de masse des populations inutiles et rétives. Les pays impérialistes (et les groupes financiers) ont besoin d’associer à leur prédation des ressources naturelles les groupes sociaux et l’armée qui contrôlent les appareils d’Etat déliquescents des pays du sud, et qui pour cette raison, bénéficient tous de la légitimité accordée par l’ONU et les institutions financières internationales.
Claude Serfati, 2 décembre 2006.