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Quelques commentaires sur l’article de François Chesnais

1. Je suis totalement d’accord avec la démarche d’ensemble du texte et, par conséquent, avec sa thèse centrale, exposée page 15 :

« La position que je défends relativement aux rapports entre le capitalisme et la guerre est la suivante. Le « capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage » plus que jamais, mais dans des conditions et sous des formes différentes du temps de Jaurès. C’est l’ensemble des relations antagoniques, des processus contradictoires et des tendances aveugles qui viennent d’être esquissés, qui forme le terreau des guerres du début du 21° siècle. C’est cela qui fournit un important élément d’explication de plusieurs traits : le caractère multiforme de ces guerres ; le fait que les mieux « planifiées » d’entre elles sont néanmoins déclenchées dans le cadre de politiques de fuite en avant, traduisant les impasses dans lesquelles des pays surarmés se sont enfermés ; le fait que les guerres de plus en plus nombreuses se présentent comme l’une des dimensions, la plus paroxystique mais pas la seule, d’un monde marqué par un chaos dont « l’hyper-puissance » et les autres Etats moins armés, alliés ou rivaux, sont une partie et auquel ils contribuent grandement. Les guerres de ce début de 21° siècle, doivent saisies dans ce basculement de période, dont l’article a cherché à montrer la nature et les causes, avec la place prise par une concurrence de plus en plus aveugle, la multiplication des « dérèglements de la nature », l’extension de la sphère de la privatisation par des Etats qui veulent « alléger » leurs dépenses, le tout dans le cadre de ce système qui ne produit plus toute la plus value dont il a besoin. »

Je pense en effet, comme François Chesnais, que tant la récurrence grandissante des guerres que leurs traits spécifiques ne peuvent se comprendre que relativement à l’ensemble des contradictions actuelles du capitalisme qui, dans le contexte de la "mondialisation" (cf. mes remarques au sujet de l’usage de ce terme plus loin), ne se sont pas seulement élargies à l’espace planétaire, mais considérablement approfondies.

Je proposerai simplement une présentation de ces contradictions quelque peu différente de la sienne. En effet, en partant du schéma trinitaire déployé par Marx à la fin du Capital, Terre - Capital - Travail, et en le détournant du sens que Marx lui donne, on peut dire qu’on assiste simultanément à :

• une aggravation des contradictions entre Terre et Capital = la crise écologique planétaire ;

• une aggravation des contradictions entre Travail et Capital = l’exploitation redoublée de l’armée industrielle en activité, le gonflement de l’armée industrielle de réserve et, plus largement, de la surpopulation relative ;

• une aggravation des contradictions entre Capital et Capital : à la fois entre les différentes fractions fonctionnelles du capital (capital industriel, capital commercial et capital financier) et les différentes fractions territoriales du capital (notamment les différents Etats ou groupes d’Etats centraux, y compris ceux des Etats semi périphériques qui luttent pour entrer dans le cercle des Etats centraux, tels la Chine, l’Inde, le Brésil).

Evidemment, ces trois séries de contradictions ne sont ici distinguées que pour la commodité de l’analyse, dans la mesure où elles interfèrent constamment. Par exemple la crise écologique exacerbe les contradictions entre les Etats capitalistes développés dans la répartition de la pénurie grandissante (la course aux ressources naturelles stratégiques en voie d’épuisement) ou dans la répartition des pertes écologiques (les dégâts infligés aux écosystèmes et le prix à payer pour les réparer et prévenir leur aggravation).

2. Je marquerai quelques réserves sur la manière dont François Chesnais explique « l’incapacité du capitalisme à ‘s’autolimiter’ ». Non pas que je conteste cette dernière ; c’est uniquement sur ses raisons que je démarquerai pour partie. Il me semble que cette incapacité tient essentiellement aux trois facteurs essentiels suivants :

• l’expropriation des producteurs qui prive l’immense majorité de la population incluse dans le champ de la reproduction du capital de toute maîtrise et sur les conditions sociales de sa production et sur le destin et l’usage de son produit ;

• le caractère marchand de la division sociale du travail, autrement dit le fait que les multiples procès de production privés qui se manifestent sous la forme des différents capitaux singuliers, dont se compose le procès social de travail, ne se combinent les uns avec les autres que par l’intermédiaire de la circulation marchande de leurs produits et de la concurrence des capitaux, dont la résultante générale est par définition imprévisible et incontrôlable ; ce qui se manifeste de manière chronique par l’invalidation sociale de certains de ces procès (la faillite des capitaux correspondants) et, de manière périodique, par les phénomènes de crise générale du procès de reproduction ;

• la finalité même impulsée à la production sociale (au travail social) par le capital, qui n’est autre que sa reproduction élargie, autrement dit son accumulation à une échelle grandissante et sa rotation à une vitesse accélérée.

Pour autant que j’aie pu en juger par ce que François Chesnais en dit, les analyses de Robert Kurz et de Anselm Jaspe (que je ne connais pas de première main) et qu’il reprend pour partie à son compte, mettent l’accent sur des phénomènes dérivés des trois facteurs précédents, en l’occurrence le caractère marchand du produit social, la prévalence de l’échange sur l’usage ou encore celle du travail abstrait sur le travail concret, qui sont d’ailleurs largement trois manières de dire la même chose. Avec le défaut et le risque de masquer l’essentiel sous le phénoménal.

Aux trois facteurs structurels précédents, j’en ajouterai un quatrième propre à la période historique dans laquelle nous sommes entrés et qui ne sera pas pour déplaire à François Chesnais ; en l’occurrence, la prédominance du capital financier sur la capital industriel, qui ne peut qu’exacerber le troisième des ces facteurs, ainsi que l’article le relève d’ailleurs page 10.

3. Trois thèses soutenues ou esquissées par François Chesnais dans son article appellent, par contre, de ma part des réserves plus importantes. Elles portent tous trois sur des caractérisations de la période actuelle ; mais elles nous éloignent toutes de la thématique et de la problématique immédiates de l’article (la guerre).

a) La première porte sur le devenir de la crise écologique. L’article ne se prononce pas explicitement sur le sujet. Mais, dans la mesure où la crise écologique est donnée comme la manifestation paroxystique de l’incapacité du capitalisme à s’autolimiter et du chaos généralisé qui en résulte, il semble laisser entendre que cette crise ne peut recevoir de solution au sein du capitalisme, qu’elle en marque en quelque sorte la limite absolue. Je proposerai que l’on laisse provisoirement la question ouverte et qu’on s’interroge, très sérieusement, sur la possibilité ou non d’un capitalisme écologiquement réformé.
Dans cette perspective, les questions qui se posent sont les suivantes : pourquoi le capitalisme est-il obligé de résoudre la crise écologique ? Autrement dit, en quoi celle-ci le menace-t-elle ? A-t-il les moyens de la résoudre ? Et, si oui, à quelles conditions et sous quelles formes ? Ne peut-on concevoir que cette solution ne lui offre un nouveau sursis historique ? Autrement dit, de même que la question sociale, loin d’être insoluble dans le capitalisme, lui a fourni, sous la forme et par l’intermédiaire du réformisme social-démocrate, un sursis historique, la question écologique peut-elle, elle aussi, être soluble (au moins partiellement et temporairement) dans le capitalisme et lui fournir, elle aussi, sous la forme et par l’intermédiaire d’un réformisme écologiste (ou social-écologiste), un nouveau sursis historique ?

b) Ma seconde réserve a trait à ce que je nommerai la tendance actuelle à la rétraction de la base socio-spatiale du capitalisme. François Chesnais relève à juste titre comme un des traits les plus singuliers de la période actuelle que :

« Nous serions en présence d’un système qui aurait, à un degré particulièrement fort dans la mondialisation et du fait de celle-ci, les caractéristiques, du point de vue de ses relations systémiques fondamentales, de fonctionner (de boucler le cycle du capital), en incorporant une fraction seulement de la population mondiale. » (page 11)

Mais il ne relève pas l’involution récente du processus du devenir-monde du capitalisme à ce sujet : alors que celui-ci a manifesté constamment, depuis ses origines (à la fin du XVe siècle) jusqu’à l’ouverture de la présente crise structurelle au milieu des années 1970, une tendance expansive, visant à inclure bien qu’inégalement l’ensemble des formations socio-spatiales au sein de son monde (de son espace de reproduction globale), pour la première fois on assiste à une rétraction de la base socio-spatiale du capital. Le mouvement n’est pas évident au regard de l’intégration accélérée des formations du ci-devant et soi-disant « bloc socialiste » dans le monde capitaliste, dont la montée en puissance de la Chine est l’aspect le plus spectaculaire. Mais la poursuite de cette dynamique expansive s’accompagne simultanément de l’exclusion du monde capitalisme d’une fraction grandissante de la population mondiale comme d’espaces de plus en plus étendus. En ce qui concerne le premier aspect, que l’on pense au fait que non seulement la surpopulation relative grossit, absolument et relativement, mais encore, au fait que, en son sein, la part de celle-ci qui n’est plus destinée à remplir les fonctions de régulation et de discipline de l’armée industrielle de réserve grandit également, y compris au sein des Etats centraux. Quant au second point, il est bien illustré par le devenir actuel de la plus grande partie de l’Afrique subsaharienne, qui a fait l’objet d’une désaccumulation absolue de capital, qui la place de plus en plus en marge du monde capitaliste.

Evidemment, la réalité de ces phénomènes demanderait tout d’abord à être correctement établie (définie et mesurée). Si elle devait se confirmer, il resterait à en comprendre les raisons. S’il faut méthodologiquement supposer, comme le fait François Chesnais, que le capital n’a d’autre limite que lui-même, il faudrait comprendre ce qui en lui est venu le limiter pour infléchir de la sorte sa trajectoire historique-mondiale.

c) La dernière concerne la dénomination de la phase actuelle du devenir-monde du capitalisme par le terme de « mondialisation » (pages 8-9). François Chesnais s’en explique ici en opposant cette phase par le fait que :
« Avec la libéralisation et la déréglementation, c’est à l’échelle mondiale que le bouclage du cycle du capital se fait désormais, dans le cadre d’une centralisation et d’une concentration très forte du capital. » (page 9)

Alors que la période antérieure se caractérisait par le fait que « (...) le régime économique et politique de l’après guerre comportait dans les pays industriels, le bouclage du cycle du capital de la grande partie des capitaux individuels sur une base nationale. » (page 8).

Sans pouvoir ici développer toute l’argumentation nécessaire, il me semble que cette manière de présenter l’opposition (indiscutable) entre ces deux périodes présentent le principale défaut de masquer le fait que l’Etat-nation a été lui-même le produit d’une période historiquement déterminée du devenir-monde du capitalisme, autrement dit un produit de la ‘mondialisation’. Plus exactement, la fragmentation et la hiérarchisation du monde capitalisme en un système d’Etats-nations, avec leurs éventuelles pseudopodes coloniaux, ont été les caractéristiques centrales d’une longue période du devenir-monde du capitalisme que je qualifierai pour cette raison de période internationale et dont nous sommes précisément en train de sortir ; raison pour laquelle je propose de qualifier la phase actuelle de transnationalisation.

L’enjeu de la discussion n’est pas purement et superficiellement terminologique. Raisonner en termes de transnationalisation permet, par exemple, d’intégrer dans l’analyse la crise de la forme nationale de l’Etat et ses transformations consécutives actuelles, qui s’accompagnent partout de l’affaiblissement de l’Etat-nation, voire quelquefois de sa disparition pure et simple. Ce qui explique la résurgence des formes anténationales ou protonationales de pouvoir politique et de conflit politique, que François Chesnais lui-même relève à la fin de son article (pages 15 et 17).

Alain Bihr

 
A propos de Carré Rouge
A quelques encablures du XXIe siècle, le système fondé sur la propriété privée des moyens de production et l’Etat bourgeois menace l’humanité entière de barbarie. La mondialisation-globalisation de la production et des échanges, la financiarisation des investissements, l’âpreté de la concurrence (...)
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